Fantastique Madame Sü #2 | Nouvelle inédite de Yann Rambaud

Une nouvelle inédite de Yann Rambaud en calendrier de l'avent : « Fantastique Madame Sü » | Partie 1

Après un été littéraire étonnant avec le cadavre exquis qui a réuni une petite vingtaine d'auteurs jeunesse, je vous propose un calendrier de l'avent sous forme d'une nouvelle en quatre parties !
Cette fois-ci, c'est Yann Rambaud que vous retrouverez sur le blog jusqu'au 30 décembre. Ancien chanteur et compositeur, il est l'auteur de romans parus aux éditions Hachette Romans : Gaspard des Profondeurs (merveilleux, à lire absolument !), Teddy-n'a-qu'un-œil et Jessie des Ténèbres.
Yann Rambaud propose donc sur La Voix du Livre une nouvelle inédite en quatre parties : « Fantastique Madame Sü ».

Partie 3 : à venir le vendredi 23 décembre
Partie 4 : à venir le vendredi 30 décembre


 Fin d’après-midi. Madame Sü n’avait toujours pas quitté sa chambre. Ses yeux restaient aimantés sur la petite horloge au-dessus de la coiffeuse. Les aiguilles se traînaient, impitoyablement. Elle avait bien essayé de se plonger dans un livre, mais les mots ne faisaient que s’imprimer dans son esprit. Juste des guirlandes de lettres ; impossible d’en tirer le moindre sens.
La plupart du temps, elle demeura allongée sur son lit, fixant une ligne fissurée dans le plâtre du plafond, s’abimant dans une suite de pensées qu’elle trouvait toutes plus délicieuses les unes que les autres. Un sourire extatique lui éclairait le visage. Une lumière puissante qui lui venait de l’intérieur.

À 18h tapantes, fidèle à sa presque inhumaine ponctualité, Léopold vint passer une tête par l’entrebâillement de la porte, l’échine droite, menton relevé, un plateau chargé de jus de fruits et de gâteaux dans la main gauche.
« Je m’inquiétais que Madame n’ait rien avalé depuis hier… Une petite collation, peut-être… ? »
La jeune femme roula sur le ventre. Alanguie, posa le menton dans le creux de sa main, dévisagea cet homme austère avec qui elle partageait cette immense maison. Costume impeccable, tenue à toute heure irréprochable, même si d’aventure elle faisait appel à lui au beau milieu de la nuit. Mais ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était son accent d’origine slave. Les mots étaient comme battus au marteau.
« C’est gentil de vous en préoccuper, mais je ne pourrai décidément rien avaler… Et puis je vais au restaurant ce soir. Si je grignote maintenant, je peux dire adieu au peu d’appétit qui me reste. »
Le visage ridé de Léopold se crispa légèrement. Et c’était peine perdue que de vouloir y lire des émotions ou des sentiments. Un masque. À peine quelques froncements que Madame Sü avait renoncé à déchiffrer. Au fil des années, elle s’était habituée à cette présence discrète, quasi silencieuse, toujours disponible, et nourrissait à l’égard du majordome une singulière et inexplicable affection.
Elle sauta au bas lit, vint s’asseoir face au miroir de la coiffeuse, regarda pour la millième fois l’horloge.
« Je suis ravi de constater que Madame rayonne de bonheur aujourd’hui.
- Ce soir, j’ai rendez-vous avec un titan, dit-elle en passant une main dans ses cheveux.
- Ah… alors sans doute aurais-je bientôt l’honneur de faire sa connaissance. »
Elle le gratifia d’un sourire espiègle, suivi d’un clin d’œil.
« Il y a de grandes chances, en effet. »
Chose rarissime, la bouche du majordome se tordit quelque peu. L’ébauche d’un sourire, peut-être.
« Je vous laisse donc vous apprêter. Je vais de mon côté sortir la voiture.
- Très bien, merci. En bas, tout le monde va bien ?
- À merveille. Et puis avec ce soleil, vous savez comme tout est plus facile.
- Oui, profitons-en. L’automne arrive à grands pas. Les arbres du parc ont déjà pris une teinte ocre. J’adore cette période de l’année, quand l’été trébuche.
- Le dalmatien vous accompagnera-t-il ce soir ? » demanda Léopold avant de prendre congé.
Madame Sü avait sorti une brosse, la faisait glisser dans sa chevelure avec des gestes lents.
« Ah oui, vous faites bien de me parler de ça. Pourriez-vous le faire monter s’il-vous-plaît… »
Cinq minutes plus tard, alors qu’elle fixait son dressing, irrésolue quant au choix de sa tenue, le chien se glissa dans la chambre et vint chatouiller de sa truffe la paume de sa main.
Elle sursauta, sourit et s’accroupit pour se mettre à hauteur de l’animal.
« Si tu veux venir avec moi, dit-elle d’une voix douce, tu dois me promettre de mieux te comporter qu’hier. J’entends que tu puisses être jaloux, mais que tu grognes sur Philémon toute la soirée n’est pas tolérable. »
La jeune femme avait une étonnante façon de s’adresser à son chien. Elle lui parlait comme s’il était son égal. Puis sa voix se raffermit :
« On est bien d’accord ? »
Le dalmatien émit un jappement rauque en glissant la queue entre ses pattes. Dans le langage canin, cela semblait bien ressembler à un oui.

Ça changeait du tout au tout avec l’ambiance grouillante et assourdissante du Brise-Bouteilles. Le restaurant qu’elle lui avait indiqué était amarré au bord d’un canal. Au sens tout littéral du terme, puisque l’établissement se trouvait sur le pont d’une péniche. Paysage bucolique, avec ces deux allées d’arbres filant sur ses berges et une eau qui lançait comme des appels de phare avec le soleil déclinant. Seuls dérivaient des barques nonchalantes et despoignées de canards.
Philémon était arrivé avec une sacrée avance. Il faut dire que la journée lui avait été interminable. Après avoir fait les cent pas dans sa chambre d’hôtel une bonne partie de l’après-midi, sitôt 17 h 00, n’en pouvant plus, il avait pris sa voiture et écumé dans un cercle de trente kilomètres l’intégralité des petites routes.

Pour supporter l’attente, il n’avait pu faire autrement que de se mettre en mouvement.

Les premiers clients arrivaient. Il s’installa à une table pour deux, se laissa bercer par le doux charivari du canal, la brise qui ébouriffait les feuillages au-dessus de sa tête et le cliquetis désordonné des couverts.

Quand Madame Sü apparut enfin, talonnée par son dalmatien, il eût un étrange soupir de soulagement. Depuis son réveil, il avait craint qu’elle ne vienne finalement pas au rendez-vous. Pire encore, que la soirée de la veille n’ait jamais existé, qu’il l’ait en tout point façonné dans l’un des ateliers de son sommeil.
Elle franchit l’embarcadère, posa un pied sur le pont. Il se leva un peu trop hâtivement pour l’accueillir, avisa maladroitement l’écart nécessaire pour extirper ses énormes jambes de sous une si petite table. Le meuble en fer forgé valdingua, envoyant au sol tout ce qu’il portait. Il y eut une exclamation de surprise générale et tous les regards obliquèrent vers le géant.
Madame Sü contint un éclat de rire, une main dissimulant sa bouche.
Confus, le visage rouge pivoine, Phil s’escrima à ramasser ce qui roulait sur le pont, mais très vite, il fut interrompu par deux serveuses.
« Ne vous inquiétez pas, Monsieur, on s’en occupe, y’a pas d’mal… »
C’est Madame Sü qui lui commanda de se rasseoir en posant une délicate main sur son bras et en lui chuchotant :
« Décidément, ce monde étriqué n’a pas été conçu pour vous… »
Sitôt installés, le chien tacheté lui grogna de nouveau dessus, mais cette fois-ci, la jeune femme lui lança un regard si ferme, que l’animal courba aussitôt l’échine, et tout le temps que dura le dîner, demeura couché à leurs pieds, muet et somnolent.


Ils marchaient côte à côte le long du canal. La nuit les recouvrait depuis un long moment.
Leurs mains se trouvaient très près l’une de l’autre.
Le garde du corps de Madame Sü avait filé en éclaireur dans la pénombre. On apercevait par moment sa queue qui battait l’air ou un pan blanc de sa toison.
« Vous ne m’avez pas dit comment il s’appelait, votre chien jaloux, s’étonna Philémon.
- Le dalmatien.
- Le dalmatien ? C’est… comment dire… original. »
Elle sourit.
« Il me semble pourtant que c’est le nom qui lui sied le mieux, non ? »

Une péniche passa avec un étonnant silence. A peine le chuintement de la proue fendant la surface de l’eau. Le reflet de la lune, blafard et mouvant, disparut quelques instants. Les fenêtres étaient éclairées. Il y eut un éclat de rire, puis un bout de chanson.
Madame Sü s’arrêta, se tourna, dut pencher la tête loin en arrière pour que ses yeux puissent atteindre les hautes frondaisons de son compagnon, se dressa sur la pointe des pieds, chercha ses lèvres.
Phil l’attira lentement à lui avec ses grandes mains ravisseuses.

Et comme leurs bouches se rencontraient, Madame Sü disparut dans les plis de son immense carcasse.

Une poignée de minutes plus tard, quand ils parvinrent enfin à détacher leurs chairs, la jeune femme retira ses escarpins avec une grimace douloureuse.
« Jamais je m’y ferai, à ces saletés… de la torture, ni plus ni moins. »
Et le plus simplement du monde, sous le regard ahuri de Phil, elle balança les chaussures dans le canal, décrétant dans un haussement d’épaules :
« J’en ai des centaines d’autres à la maison. »
Maintenant pieds nus, elle virevolta sur elle-même, plusieurs fois, puis mit ses mains en porte-voix pour appeler son chien. Le dalmatien rappliqua ventre à terre en aboyant tout son saoul.
Madame Sü courut alors comme une dératée dans sa direction, sautant et riant.
D’abord un peu interloqué, Philémon finit par lâcher un « et puis merde… » avant de lancer la mécanique de son corps monstrueux. Le démarrage se fit à la façon d’une antique locomotive de chemin de fer.

Le souvenir d’Edith avait définitivement fondu dans la nuit, totalement éradiqué, et quand il rattrapa la jeune femme et le chien, il poussait des cris de joie déments.
Il vivait la plus belle nuit de son existence.




À suivre...

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