Chronique-débat #2 | Amour, vengeance et tentes Quechua, d'Estelle Billon-Spagnol

Le premier roman désopilant, décomplexé et bougrement réjouissant d'une illustratrice de tous talents !

Vous connaissez peut-être déjà Estelle Billon-Spagnol, mais pas pour des romans pour adolescents. En effet, cette artiste de talent est d’abord illustratrice et s’est lancée depuis 2012 dans l’écriture avec un premier roman pour les 9-12 ans chez Alice Éditions (Le préau des z’héros), puis en 2014 chez Pépix aux éditions Sarbacane (Clin Tiswoud) et aujourd’hui son premier roman pour adolescents : Amour, vengeance et tentes Quechua ! Alors, évidemment, il y a un grand pas à faire depuis l’illustration à l’écriture — pas un grand écart, mais un sacré pas. Et Estelle Billon-Spagnol réussit avec brio une très belle enjambée, réjouissante… et décomplexée (hé oui) vers ce genre littéraire.


L'écriture a toujours été présente pour moi. Au collège je remplissais mes journaux intimes de bouts de phrases, poésies, mots clés, collages et dessins. Ce fut aussi une période de lecture frénétique : souvenirs souvenirs de nuits blanches — premiers émois Dumas/Zola, premiers chocs Woolf/Djian. Au lycée, j'ai écrit des dizaines de nouvelles, commencé quelques débuts de romans (tous très glauques et sombres, complainte de l'ado) et je fantasmais sur ma fin de vie : écrire et boire des thés dans un manoir écossais. Puis, comme j'avais très envie/besoin d'approcher le réel, je suis entrée dans la police, un vrai choix. Après quelques années, j'ai pris un congé sabbatique, j'ai repris mes carnets, et naturellement, sans que je sache pourquoi comment ni rien — enfin si, peut-être la nécessité de remplir mes journées —, j'ai dessiné comme une acharnée. Un jour, j'ai eu une révélation : des dessins + une histoire = un album ! Je n'avais jamais réalisé que ce pouvait être un métier, je n'avais jamais été plus loin que : « Oh j'adore Claude Ponti ! » Bref, tout ça pour dire, que l'illustration est un hasard fabuleux et l'écriture de roman : un défi évident. Évident-personnel pas évident-fastoche.


D'autres livres pour l'été (cliquez pour lire mes chroniques)...

L’autrice raconte l’histoire de Tara qui se rend comme tous les ans en vacances avec sa famille dans le camping « Chez Momo’s » où elle retrouve son ami de toujours : Adam. Mais cette année, Adam est devenu carrément… canon ? beau ? sexy ? Un peu tout ça à la fois. Et avec un an derrière elle, Tara se rend compte qu’elle est tombée amoureuse de son meilleur ami. Le problème c’est que, cette année, il y a une nouvelle au camping. Elle s’appelle Eva (surnommée « La Frite ») et elle est bien décidée à mettre le grappin sur le beau Adam (et forcément Adam / Eva, je vous fais pas un dessin, ça marche bien). Alors quand le duo Tara / Adam devient trio avec la nouvelle copine d’Adam, Tara a bien compris le truc : comme à chaque fois dans un trio, c’est elle qui perd… mais heureusement, elle n’est pas décidée à se laisser faire.

La trame principale du roman n’est peut-être pas des plus originales. L’histoire d’amitié qui devient amoureuse mais coincée par une fille parfaite : on l’a vue et revue. Mais c’est dans le détail (comme dans tous ses albums) que l’autrice réussit. En fait, c’est très amusant et très intéressant de voir à quel point l’écriture d’Estelle Billon-Spagnol et la façon qu’elle a de raconter des histoires ressemble à son dessin, foisonnant et d’un très grand dynamisme.

Deux exemples de planches d'Estelle Billon-Spagnol (Éditions Talents Hauts : La déclaration des droits de mamans, d'Élisabeth Brami).


Ha ? Ha ! J'aime bien cette idée ! En tout cas, quand je dessine — que le texte soit de moi ou pas —, il y a toujours des mots des phrases qui me tombent dessus. Et tout se mêle se brouille se répond, mon trait assez libre, simple en fait, le permet. Enfin… je sais me retenir aussi quand le projet ne s'y prête pas !

Quant aux détails dans mes albums, c'est en souvenir de la lectrice que j'étais et qui scrutait chaque page à la recherche de la petite cerise en plus à découvrir.

Pour Amour, vengeance etc., je rentrais d'une semaine de camping, je n'avais aucun projet urgent en cours, Clin Tiswoud était pratiquement bouclé et grâce à lui, j'étais armée des conseils et de la confiance de Tibo Bérard (mon éditeur). Je venais également d'avaler le précieux Écriture, mémoires d'un métier de Stephen King et, là, pour le coup, il a balayé tous mes doutes. En gros : ferme ta porte, puise dans tes bagages, écris chaque jour, rends-toi heureux. C'était pile LE moment pour me lancer. Plus pour voir si j'étais capable de mener un récit plus ambitieux — en nombre de signes et en construction de personnages — jusqu'au bout que pour une éventuelle publication. Par flemme, j'ai repris un vieux début d'histoire que j'ai placé instinctivement au Momo's Camping. Unité de lieu, foison de vacanciers, famille banale au camping. Mon esprit encore en vacances était ravi : pas de travail de recherches. J'y suis allée tranquille, chapitre par chapitre, mot après mot même, sans plan ni véritable intrigue, juste le pur plaisir d'avancer. Le Momo's s'est rempli peu à peu et il n'y avait plus qu'à suivre les personnages à la trace pour attraper ici et là des bouts de leur vie. J'ai adoré collecter ces détails, ça rendait le Momo's plus complet, vivant. Comme j'étais en plein cycle Tom Sharpe, j'ai naturellement — à ma très petite manière — enrobé le tout de drôlerie, dialogues et rythme foutraque. Bon j'avoue mon enthousiasme s'est dégonflé quand je me suis rendu compte que l'histoire avait zéro enjeu et que je ne savais pas comment me dépêtrer de tout ce chantier. Heureusement Tibo Bérard est arrivé, a replié ma Quechua et m'a dit de ne la relancer que lorsque « mon axe serait dans la spirale » (???). J'ai réfléchi — enfin ! — et Tara est devenue LA voix. C'est en la collant au plus près que tout s'est imbriqué pour le trio et d'une manière générale pour tout le Momo's. 

Ici, la trame du roman est constituée d’un grand nombre d’intrigues secondaires qui viennent se mêler à l’histoire de Tara. Le foisonnement du style d’Estelle Billon-Spagnol et les nombreux personnages secondaires, tel aux foules d’enfants qui crient et se mélangent dans ses Déclarations des droits chez Talents Hauts, font croiser et se lier leurs histoires.



L’histoire du fils à Momo, Jacky, fait écho à celle du père de Tara qui a de plus en plus envie de mener sa propre barque loin des histoires compliquées de la mère de Tara. À côté de ça, le caractère attendrissant et explosif de sa sœur se heurte aux émois turbulents de Tara qui rencontre des ados baroudeurs dont le charmant Tom. Cette accumulation qu’on connaissait déjà dans les dessins d’Estelle crée un joyeux désordre qui permet de donner un rythme intense et séduisant au roman et d’aborder toute une foison de thématiques toutes plus intéressantes les unes que les autres.

Ce rythme intense donne au roman d‘Estelle Billon-Spagnol un souffle semblable à celui d’une saga familiale mais conjuguée au présent, la famille étant ici ce camping que l’on saisit à un instant T, avec toute une vie de galères et de bonheurs derrière lui.

C’est aussi là que le roman séduit. L’intrigue n’est pas des plus originales, mais ce camping archétypal est un support qui, grâce aux dizaines de portraits dressés à travers lui, permet une identification forte, pas caricaturale et attachante à une histoire qui parle, je crois, à tous. À travers ce vieux camping tenu avec entrain par ces vacanciers annuels, aidés des nouveaux qui drainent avec eux de toutes fraîches énergies, Estelle Billon-Spagnol crée en effet une ambiance profondément nostalgique. Cette dernière est en fait un peu surannée, avec les références musicales déjà datées et les joies du camping vieilles comme le monde.

Personnellement, je n'ai jamais connu la magie des tentes Quechua...

Tu veux dire que mon bouquin fait mes tout juste 40 ans ?? Mmmh oui, j'ai plutôt l'âge des parents Toto et Rinette que celui de Tara. Je n'avais aucun réel modèle « ado version 2017 » autour de moi alors j'ai fait appel à ma mémoire, mes lectures et mon sens de l'observation (!). Et j'ai écrit. Ce qu'il y a de plus personnel dans ce texte, ce sont les souvenirs des premiers étés de Tara. L'attente du départ, la danse des seaux et des pelles avec mes sœurs, le réveil en pleine nuit, les pieds sautant dans le sable chaud à peine la voiture garée… Haaaa oui, c'est donc ça, je suis nostalgique. De cette sensation de vertige heureux que je ressentais gamine à l'aube des grandes vacances. De ce verre bu hier avec des amis à l'ombre d'une trompette… Bref, si j'écris c'est aussi pour planter mes moments aimés/enfouis au milieu de vies inventées.

J'en ai profité pour placer le Momo's dans une zone sans réseau : pratique pour évacuer les portables ! La simple idée de mettre en place des discussions connectées me faisait bouillir le cerveau. Bref, je suis vieille mais les émotions n'ont pas d'âge, elles. Hum, j'essaie, de m'en convaincre… parce que mon but est de toucher des jeunes d'aujourd'hui avec ma plume des années 80 !

On s’engage donc dans le roman avec cette mélancolie du temps qui passe, ce sentiment d’on n’y peut rien créé par le changement inéluctable des choses. Les adolescents d’Estelle Billon-Spagnol font ainsi face avec l’électricité douce et l’hystérie violente des sentiments à ce que c’est que de grandir. Cette transition vers l’âge adulte s’accompagne alors parfois d’une transformation des sentiments, notamment de l’amitié à l’amour, loin d’être facile. Et c’est avec une douceur parfois triste que Tara le fait, mais aussi avec beaucoup de pics émotionnels, qui transportent le lecteur dans une épopée vacancière, estivale et vengeresse… jouissive et terrifiante !

Quand j’ai commencé mon roman, c’était… euh… juste dans le but d’écrire, du moins dans un premier temps. Puis Tara est arrivée, et j'ai su que tout allait tourner autour de son insouciance d'avant — avant les questionnements, le rapport à soi et à l'autre, le corps changeant, etc. — et l'exaltation/désespoir de son présent. Rapidement j'ai réalisé que tous mes personnages ressentaient physiquement et viscéralement ce temps qui passe. J'ai donc tiré le fil. La vieille Momo, les parents et Tara évidemment. Trois générations et trois regards en arrière, c'est vrai. Les vacances d'été, les GRANDES vacances, s'emmêlent bien avec la nostalgie, je crois. Mais les personnages ont une nostalgie motorisée qui pousse vers l'avant, qui pousse à faire des choses.

Estelle Billon-Spagnol maîtrise ce rythme avec perfection dans une écriture drôle, enjouée, et unique. Les onomatopées parcourent le texte et son écriture imite avec dynamisme le fil des pensées de l’héroïne. C’est très rarement confus, toujours fort, réjouissant et dynamique.

Quelques caricatures sur l’amour et le genre traversent tout de même le roman (le garçon s’éclate et notamment dans sa sexualité avec cette nouvelle fille qui arrive au camping, une jeune femme parfaite qui semble exister pour séduire) mais qui servent finalement de support à la fine déconstruction de ces stéréotypes en filigrane de l’histoire. Les personnages, dans cette accumulation, sont nuancés et permettent à Estelle Billon-Spagnol d’aborder les relations amoureuses, adolescentes ou non, avec une grande décomplexion.



C’est cette décomplexion qui m’a particulièrement séduit et qui fait de ce roman un roman estival parfaitement au poil : le côté féministe de l’autrice, peut-être bercé par ses co-publications chez Talents Hauts avec Élisabeth Brami, transparaît dans ces tentes Quechua (on pourrait dire transpire ?) grâce aux réflexions de Tara, à ses poils qui poussent et aux relations amoureuses des campeurs. La narration témoigne ainsi ici d’un grand regard égalitaire, décomplexé et décomplexant sur les autres.

L'important pour moi était de traiter de la manière la plus juste possible chaque personnage : intérieur, apparences, rapport à l'autre. Et cette justesse, je ne pouvais l'atteindre que si chacun était creusé fouillé déshabillé. Alors, forcément, quand on s'intéresse aux gens, leur complexité saute aux yeux, on peut percevoir leurs multiples facettes. Ceux du Momo's en ont pas mal et le font savoir ! Eva est certainement le personnage le plus « cliché » du roman. Normal on la voit par l'intermédiaire de Tara. On découvre un peu ses failles vers la fin, très en survol, mais au moins La frite redevient Eva. Adam, lui, s'éclate comme… un meilleur pote doux et prévenant qui profite de l'instant, pour une fois.

La chaleur de ce mois de juillet est pour beaucoup dans l'ambiance décomplexée/ante du roman, je pense ! Je voulais vraiment que chacun trouve sa place et parle franc, avec son cœur et son corps. J'avais envie de donner vie à des gens libres.

Mon parcours au sein des éditions Talents Hauts n'est pas anodin, il a plutôt formalisé et concrétisé des convictions jusque-là réduites à un simple constat — énervé — personnel et me rends plus vigilante. J'essaie, à travers mes livres, de sortir des schémas de genre bien ancrés, de donner la voix à l'individualité tout en me laissant libre de ne pas tomber dans l'anti anti-clichés. Et tiens, je réalise à l'instant que les personnages de mes deux romans pour les plus jeunes sont deux garçons. Certainement parce qu'à cet âge, mes références étaient masculines (Tom Sawyer, Indiana Jones, Astérix, Lucky Luke etc.) et que je rêvais d'être un garçon pour incarner ça… la liberté, l'aventure !




Le premier roman pour adolescents de cette autrice-illustratrice est donc une grande réussite. À travers un univers réjouissant créé par une fresque de personnages particuliers et détaillés, Estelle Billon-Spagnol écrit LE roman de l’été ! Cette histoire qui vous fera ressentir joie, nostalgie et amour, fait du bien par sa grande décomplexion mais enchante aussi par son rythme endiablé ! Loin des tentes Quechua, ne vous aventurez pas trop, car le danger est parfois plus proche qu’on ne le croit…

Ce roman est évidemment et entièrement un hommage au mois de juillet – même si je n'ai rien contre août. Cela dit, je ne l'ai pas pensé comme un livre de saison. « Le roman de l'été ! », j'aime bien ! Ou « Le roman de quand c'est l'hiver et que vous êtes en manque de transpiration ! » ?
Bref, je fais ma fière mais je suis touchée par ta chronique Tom, MERCI.



____________________

Deuxième samedi du mois de juillet. Depuis toujours, ce jour précis, Tara et ses parents – le morne postier et l’Italienne agitée – prennent le départ des vacances. Direction « le Momo’s », camping tenu par la vieille Momo et son fils Jacky. Là-bas, Tara respire, retrouve la rivière et son copain de toujours : Adam. Adam devenu, cet été… ce beau mec qui la remue totalement !
À peine le temps de savourer que débarque Éva, belle et brûlante comme le soleil, et vite surnommée « La Frite » par Tara. Ils étaient deux, ils se retrouvent trois. Les mauvais coups vont tomber, pour Tara comme pour Adam et La Frite, mais aussi pour ce qui n’existe plus : l’insouciance d’avant.

De Estelle Billon-Spagnol
Éditions Sarbacane, collection Exprim'
224 pages
15,50 €

Commentaires

  1. Et ben si après ça j'ai pas envie de le lire ...
    J'adore le concept de cette chronique-débat !

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  2. je dirais ce que j'en penserais. Ce n'est pas vraiment mon genre de lecture mais on me l'a donné. Pas pour tout de suite.

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    1. J'ai adoré, une vraie surprise, c'est frais, moderne et singulier !

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