31 chambres à soi #18 | Claudine Desmarteau par Estelle Billon-Spagnol

Un portrait d'autrice par jour écrit par une femme durant le mois international des droits des femmes

À l'occasion du mois international des droits des femmes, 31 femmes d'exception vous proposent de partir durant tout le mois de mars à la rencontre de 31 autres femmes, toutes autrices, aussi talentueuses et impressionnantes que les premières.

Ainsi, chaque jour, pendant un mois, sur La Voix du Livre, découvrez un portrait d'une autrice, française ou étrangère, contemporaine ou historique, de littérature générale, jeunesse, musicale ou illustrée, écrit par une invitée, qu'elle soit autrice elle aussi ou bien illustratrice, blogueuse, chanteuse, dramaturge, comédienne, professeure, youtubeuse...

C'est parti pour un mois d'exploration de 31, voire 62, chambres à soi, ces lieux immanquables de littérature où les femmes trouvent, enfin, leur place.

Jour 18 : Estelle Billon-Spagnol présente Claudine Desmarteau
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Une ? UNE FEMME ? Mais t'es fou Tom !
Soit. On verra ça plus tard.
Plus tard arrive vite : j'apprends que Claudine Desmarteau sort un nouveau roman, Un mois à l'ouest. Grand sourire, grande évidence. Cette autrice sera ma femme de ma chambre à moi.



Décembre 2009, Bruxelles, j'entre dans une librairie. En fait j'entre par hasard dans un lieu dédié à la littérature de jeunesse, le Wolf. Moi ça fait un an que je suis en passe de changer de boulot et que l'écriture et le dessin sont revenus dans ma vie avec force et galop, mais sans trop savoir comment où et pourquoi. En gros je ne sais absolument pas ce qu'il y a dans le rayon jeunesse d'une librairie. Par contre je sais ce qu'il y a dans le mien : Tom-Tom et Nana. Mes madeleines du petit-déjeuner, où on avale, en même temps, B.D et bol de choco avant de partir à l'école. Bernadette Després a un dessin d'une malice dingue, ce truc qui rend chaque scène terriblement juste avec ce petit grain de joie en plus.



Bref, je visite Le Wolf parce que j'ai trente minutes à tuer avant d'aller boire une bière avec mon mari dans un bar à côté.
Là, un album retient mon attention. Peut-être est-ce le titre – C'est écrit LÀ-HAUT – écrit à la main ? Le dégradé punchy de rouge orangé de la couverture ? Ce petit bonhomme au sourire qui mêle fragilité et force ?
J'ouvre.
« Mon père s'appelle Robert. Il est très gentil et il aime beaucoup la bière.
Parfois, quand il aime trop la bière, il est moins gentil. »
J'achète.
Je ne cesse de répéter « incroyable incroyable incroyable » tant cette lecture est un moment de poésie qui rend confiant alors même que le quotidien qui y est décrit est très noir. MAGIE. Ce soir-là je trinque (oui j'aime la bière mais pas autant que Robert) à mon futur moi : Estelle Desmarteau-Spagnol. Je vais raconter des histoires, ce sera mon métier. Je laisserai parler Estelle cinq ans, Estelle dix ans, Paulo ou Médor ou Mollusque… peu importe. Je serai messagère.
Ok. Merci Claudine. Maintenant au boulot !

Du temps passe. J'écris, je dessine. Pas encore comme je le souhaiterais mais ça avance. Je rencontre Le petit Gus. Jamais entendu parler. Avant même de voir le nom, je reconnais le trait. BA-BAM. Je feuillette les bouquins – c'est une série de romans illustrés– et lis des passages au hasard, comme ici :
Mais je ne sais pas du tout ce qui va se passer plus tard, je préfère pas trop y penser et profiter de ma console en attendant le chaos sur la planète.
Le petit Gus
Tout ça pour dire que je préfère jouer avec Transformers qu'avec des filles. Je peux les changer en avion quand ça me chante, c'est moi qui décide et ils ne font pas d'histoire.
Le petit Gus fait sa crise

J'achète.
Ce trait, son trait au crayon, brut et pas poli par les années qui parle me parle direct au coeur, à la gamine que j'étais à la gamine que je suis encore à l'adulte qui se rappelle. Parce que, c'est sûr, Claudine Desmarteau dessine/écrit sans supercherie, comme elle respire. Elle est petit Gus quand elle raconte les histoires de petit Gus. Sa langue est authentique et effrontée, sincère et unique. Elle amuse sans se moquer, elle raille sans juger, elle ose sans blesser.
Pas d'imitation de la « cible », elle donne son cœur sans posture esthétique. Et nous on suit sa flopée de personnages qui pourraient être nous en aimant encore plus la vie au jour le jour.

Et puis y a Jan que j'aurais adoré rencontrer à douze ans. Elle serait arrivée un peu après Anastasia Krupnik la copine de mes dix ans, et un peu avant Scarlett O'Hara, la femme emballante de mes quinze ans.


Anastasia Krupnik. Avec elle j'ai commencé à écrire un journal et à faire des listes J'AIME // JE DETESTE. Elle m'a laissé des tonnes de fantaisie dans la tête, comme se réjouir d'avoir une verrue, et la certitude que le bonheur se trouve dans les détails.
Dans cet extrait, Anastasia répond à son instit' qui lui reproche de ne pas avoir écrit une vraie poésie :
C'est une poésie de sons, de bruits, dit-elle, c'est sur les petites bêtes qui remuent dans les flaques des rochers la nuit quand la mer se retire. Il n'y a pas de majuscules et il y a des blancs entre les mots parce que je voulais que ça fasse sur la page l'effet de petites créatures qui remuent dans l'ombre. Et je ne sais pas pourquoi ça ne rime pas, je n'ai pas pensé que c'était important, ajouta-t-elle sur un ton découragé.
Les idées folles d'Anastasia Krupnik de Lois Lowry, 1979

Scarlett O'Hara. Celle qui m'a soufflé des encouragements ou des élans quand j'en avais besoin. Sans rire grâce à elle je pense avoir eu les épaules plus larges et un horizon démultiplié.
« Tiens tiens, se dit-elle, précisant sa pensée, mais j'ai l'impression que les femmes pourraient faire n'importe quoi sans le secours d'un homme… sauf avoir des enfants, et Dieu sait qu'aucune femme saine d'esprit n'aurait d'enfants si elle pouvait faire autrement. »
A l'idée qu'elle était aussi capable qu'un homme, elle sentit monter en elle une brusque bouffée d'orgueil et éprouva un violent désir de faire ses preuves, de gagner de l'argent pour elle, comme les hommes en gagnaient pour eux. Oui, de l'argent qui lui appartiendrait en propre, pour lequel elle n'aurait de comptes à rendre à personne.
Autant en emporte le vent, Margaret Mitchell, 1936

Jan, elle, elle aurait accompagné mes premières déceptions, elle m'aurait dit que le chemin vers la liberté peut être sinueux et que c'est ça grandir. Elle m'aurait pris la main en me disant « ça va aller, ça va aller. » Elle m'aurait dit « Ouvre les yeux, la vie est vachement belle même si elle tombe pas toute jolie comme ça. »
Ce qui est dur, c'est de garder confiance une nouvelle fois quand celui qui s'en est déjà servi nous a déçus. On a peur d'être encore déçu et si on a peur, c'est qu'on est déjà en train de perdre confiance, un peu. Alors faut chasser les trucs qui nous font penser aux mauvais souvenirs mais c'est pas si facile de se débarrasser des pensées qui nous tournicotent autour comme des mouches, sutout si y a des indices qui nous font soupçonner.
Jan
Tout est vrai dans l'oeuvre de Claudine Desmarteau.
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Estelle Billon-Spagnol a suivi des études de droit et est entrée dans la police. À la trentaine, elle a pris un nouveau tournant et a décidé de revenir à l'écriture et à l'illustration qu'elle pratiquait depuis son adolescence. Elle a publié de nombreux albums et romans depuis.
Sur le blog, découvrez ma chronique-interview de Amour, vengeance et tentes Quechua et de Lettres timbrées au Père Noël.
Sur Boîtamo, découvrez un pictionary avec l'autrice-illustratrice.

Commentaires

  1. C'est très joli comme rencontre et ce lien (même avec la bière ;) ) Sans compter que c'est encourageant de voir que des changements de voie/voix peuvent arriver au détour d'une librairie (Et avec du boulot bien sûr).
    Il fait du bien ce portrait, ce matin !

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  2. Très beau portrait, avec des liens surprenants, j'adore ces mélanges :)

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