31 chambres à soi #1 | Françoise d'Eaubonne par Marie Desplechin

Un portrait d'autrice par jour écrit par une femme durant le mois international des droits des femmes

À l'occasion du mois international des droits des femmes, 31 femmes d'exception vous proposent de partir durant tout le mois de mars à la rencontre de 31 autres femmes, toutes autrices, aussi talentueuses et impressionnantes que les premières.

Ainsi, chaque jour, pendant un mois, sur La Voix du Livre, découvrez un portrait d'une autrice, française ou étrangère, contemporaine ou historique, de littérature générale, jeunesse, musicale ou illustrée, écrit par une invitée, qu'elle soit autrice elle aussi ou bien illustratrice, blogueuse, chanteuse, dramaturge, comédienne, professeure, youtubeuse...

C'est parti pour un mois d'exploration de 31, voire 62, chambres à soi, ces lieux immanquables de littérature où les femmes trouvent, enfin, leur place.


Jour 1 : Marie Desplechin présente Françoise d'Eaubonne
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L'Amazone bleue


L’histoire que je vais vous raconter traverse toute ma vie ou presque. Elle comprend trois grandes saisons, jeunesse, âge adulte et maturité, soit illumination, révélation, déception.

Donc, saison une : jeunesse, illumination. J’ai une bonne dizaine d’années et j’emprunte à la bibliothèque de Roubaix trois bouquins parus dans la bibliothèque verte et écrits au début des années soixante. Les titres : Les fiancés de Puits Doré, Chevrette et Virginie, L’Amazone Bleue.

Je suis une gamine qui lit à longueur de temps, tout ce qui lui tombe sous la main, l’un efface l’autre, en avant. Mais avec ces trois-là, je ne sais pas ce qui se passe, c’est de la folie. Je les lis et je les relis. C’est inépuisable. J’en suis dingue. Je ne sais pas pourquoi, mais je les adore.


Je vous donne une citation, pour que vous ayez une petite idée de quoi je parle. C’est à la fin de Chevrette et Virginie, au terme d’un combat très long contre des pirates ignobles.
« C’était épouvantable de voir une femme de vingt ans, si mince et si gracieuse, malgré sa défroque masculine, aux prises avec cette énorme brute qui sautait, jurait, rompait et se fendait en hachant l’air des éclairs de sa lame ! Le moindre de ses coups aurait transformé Chevrette en chair à pâté si elle était demeurée à portée ; mais avec l’aisance d’une plume qui voltige au vent, elle se déplaçait en virevoltant, et le fer de Silly Jack ne rencontrait que le vide ou la lame de Bradley que le poing de Chevrette transformait en une lueur métallique et multiforme. »

Et ça, c’est le début de quatre pages de combat échevelé. Et après on se demande d’où vient le goût de la bagarre…

Et puis il y a le nom de l'autrice. Elle s’appelle Françoise d’Eaubonne. C’est raccord avec les livres, des histoires conduites à fond de train de jeunes gens très nobles, très beaux, très pris dans des guerres où ils se montrent loyaux, courageux, héroïques, historiques et finalement super sexy. Je suis raide amoureuse de tout le monde, surtout des filles, Corysande, Athénaïs, Virginie. Rien à voir avec les héroïnes nunuches ou sacrifiées des autres bouquins. Elles, elles sont sublimes. C’est elles que je voudrais être.

Après j’ai quinze, seize, dix-sept, dix-huit ans. Je lis Ainsi soit-elle de Benoîte Groult, puis Le Deuxième Sexe, Kate Millett, Germaine Greer, Erica Jong. Femme, ce n’est pas une nature, c’est une expérience. Super.
Bref, dans le courant de tout ça, je retrouve le nom d’une vieille connaissance dont je découvre le C.-V..

Résistante, porteuse de valises, cofondatrice du MLF en 1969, du FHAR en 1971 avec Guy Hocquenghem (FHAR, Front homosexuel d’action révolutionnaire, pour les amnésiques), communiste puis anarchiste, un peu terroriste, hyper féministe.
Plus d’influence aux États-Unis où elle enseigne qu’en France, ça n’étonnera personne. Inventrice de l’écoféminisme. Alors l’écoféminisme, c’est : tout le mal vient du patriarcat. En prenant le pouvoir sur les femmes et sur la terre, aux temps préhistoriques, les hommes ont créé les deux fléaux qui menacent l’humanité : la surpopulation et l’agriculture intensive. Vous rendez le pouvoir aux femmes, et tout s’arrangera. Facile. Comme je commence à lire René Dumont, ça tombe bien.
Bon allez, vous avez deviné… Elle porte un très joli nom : elle s’appelle Françoise d’Eaubonne. La même ? La même.


Saison Deux : âge adulte, révélation. Bientôt l’an 2000. La vie m’est passée dessus. Les années quatre-vingt aussi. Je n’ai pas oublié que je suis féministe comme je respire, mais c’est le monde qui a changé, les filles disent partout d’un air pincé que : « ah non je ne suis pas féministe, quelle horreur j’aime les hommes moi ». Les gens ne sont pas devenus moins cons, c’est clair.

Un matin, je discute dans un café du faubourg Saint Denis, pas encore gentrifié, avec un copain journaliste. On parle des femmes et des combats jamais gagnés, pendant allez une bonne heure et demie. À l’autre bout de la salle, près de la porte, il y a une dame d’un certain âge, qui trie des montagnes de papier. Les cheveux couleur de paille, poudrée de tout partout, blush super framboise sur les joues, enroulée dans une écharpe géante. Un gigantesque muffin vanille-fraise.

Quand je sors du café, elle m’arrête d’un geste assez impérial. Elle me dit :
- Madame, pardonnez-moi, j’ai écouté un peu de votre conversation, et je me dis que ceci pourrait vous intéresser.
Elle me tend un petit flyer d’invitation à une soirée de lecture avec des poétesses iraniennes. Je parcours la liste des participantes, et je lui rends le flyer en disant :
- Je suis désolée, je ne pourrai pas être avec vous. Et croyez-moi je le regrette car je vois le nom d’une personne que j’aurais adoré rencontrer parce qu’elle a beaucoup compté pour moi. C’est Françoise d’Eaubonne.
Là, elle me regarde avec un petit sourire et elle me dit :
- Mais Madame, François d’Eaubonne, c’est moi.
La Reine des Anarchistes. L’impératrice de l’écoféminisme. Et elle parle comme Marguerite Yourcenar…
Alors là c’est juste dingue. Et je lui dis :
- Oh madame, est-ce que je peux vous embrasser ?
Elle hoche la tête et voilà comment j’embrasse Françoise d’Eaubonne sur ses deux joues poudrées. Je sors. Fin de la saison Deux.

Saison Trois : Maturité, déception. Je me suis mise à écrire des bouquins pour les enfants, et c’est quelque chose qui m’intéresse de plus en plus, ce que font les livres à celles et ceux qui les lisent, et particulièrement aux enfants. Ce que font les livres aussi à celles et ceux qui les écrivent, comme ils les révèlent, et comment ils les trahissent. Pas ce qui fait un livre bon ou mauvais, ça je m’en fous. Mais ce que fait un livre, en dépit son auteur·rice et malgré son·sa lecteur·rice, ça oui.

Bref, on on a passé l’an 2000 et un soir je cherche dans les pages blanches Françoise d’Eaubonne. Elle habite Paris, et son numéro de téléphone figure dans l’annuaire. J’appelle. Elle décroche.
- Bonsoir Madame, je lui dis, je voudrais vous rencontrer pour parler avec vous des livres que vous avez écrits au début des années soixante pour la Bibliothèque Verte et que j’ai lus quand j’étais enfant…
Elle m’interrompt assez sèchement.
- Mais Madame, il n’en est pas question. Je suis l'auteure d’une œuvre considérable, et si vous souhaitez m’interroger sur elle, je peux vous recevoir. Mais ces livres là… Non. Ça ne vaut rien. Je les ai écrits parce que je crevais de faim.
J’ai essayé d’argumenter, qu’ils avaient été fondateurs pour moi, que je m’intéressais aux livres adressés aux enfants, rien à faire.
- Non, Madame. Ce sont des livres idiots, je n’ai rien à dire dessus.

Je n’ai pas accédé à sa proposition d’aller lui parler des ses quatre-vingt autres bouquins, poèmes, romans, SF, essais, mémoires… Parce que là c’est moi qui n’en avais rien à faire. J’ai peut-être eu tort. Mais j’en avais les larmes aux yeux. Elle voulait bien des femmes, des homosexuel·les, de la Fraction Armée Rouge même, mais des gosses non, et ça, je n’arrivais pas à comprendre, ça m’énervait trop.
Je suis restée avec ma déception. Et puis elle est morte. C’était en 2005. Personne ou presque n’a relevé sa disparition. Tout le monde l’avait un peu oubliée, parce que c’était une femme, pas de doute là-dessus, et parce qu’elle était tellement déterminée, et tellement pas consensuelle, c’est sûr aussi.

J’ai retrouvé plus tard des femmes qui avaient lu dans leur enfance les petits romans de Françoise d’Eaubonne, et qui s’en souvenaient avec reconnaissance.
Moi, je les ai rachetés, je les ai relus, je les ai chez moi. J’ai retrouvé ce qui faisait leur charme, et leur séduction. Ça n’a pas bougé. J’ai toujours envie d’être Virginie, Athénaïs ou Corysande, et de me battre héroïquement contre la terre entière et pour ma liberté.

Et puis je me dis que les livres idiots que l’on a écrit parce qu’on crevait de faim sont aussi pleins de leur auteur·rice, de ses visions et de ses valeurs, que les autres, les grands et gros essais mijotés au feu de l’intelligence.
Les livres n’appartiennent à personne, ou alors ils vous échappent. Les livres sont plus rebelles, plus anarchistes que leurs auteur·rices, même anarchistes et rebelles.
C’est une pensée qui m’est venue trop tard, mais elle aurait pu lui plaire.
Voilà, c’était pour saluer Françoise d’Eaubonne.


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Marie Desplechin, née à Roubaix en 1959, a étudié les lettres et le journalisme avant de publier ses premiers romans, poussée par l'éditrice Geneviève Brisac.
Elle est surtout reconnue pour sa série Verte, adaptée en bande dessinée en 2017 avec Magali Le Huche et sa trilogie Le journal d'Aurore, adapté au cinéma et en bande dessinée en 2016.
Baignée dans une famille artistique (et cinéaste), Marie Desplechin a aussi participé à l'écriture de scénarios et a également publié des livres pour les adultes et de nombreux articles de presse.
Elle est aujourd'hui une écrivaine majeure de la littérature jeunesse française contemporaine. 
Sur le blog, découvrez mes chroniques de Mauve et de Le Bon Antoine.

Commentaires

  1. Merci Marie pour ce portrait tellement vivant. Et on réalise que les gens sont comme la vie, imprévisibles, complexes, surprenants. Je vais filer lire ces romans, riche de ces tranches de vies partagées ici, et les garder pour ma fille, qui grandit dans un 21e siècle où, à n'en pas douter, elle pourra tirer profit des leçons de combat de Chevrette (et de Françoise). Et bravo Tom, "plus féministe que la plus féministe de tes copines" ☺ Un joli mois s'annonce, ouvert avec talent !

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    1. Oui, elle a une plume incroyable.
      Merci en tout cas ! Tu verras, il y a du beau monde ;)

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    2. Chic alors ! Mais déjà, avec Marie Desplechin, je suis comblée (mais il me reste de l place, en bonne gourmande !). J'ai lu une bonne partie de son oeuvre jeunesse, et ce sont de loin les livres de l'EDL que j'ai le plus conseillés en librairie. Merci encore pour cette idée géante et ambitieuse :)

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    3. Je suis d'accord ! Merci à toi et merci, surtout, aux contributrices ;)

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  2. Oh mais...
    1/ Ce projet est génial et a du effectivement de demander un boulot monstre... mais j'ai hate de tout découvrir !
    2/ Cette histoire est incroyable ! Touchante et presque romanesque... je crois que j'aurais adoré lire ces livres là, petite (tenterai-je maintenant ?)
    Une très belle histoire, wahou !

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    1. Merci beaucoup Julie ! Je suis aussi très touché par cette histoire et fasciné par la manière qu'a eu Marie Desplechin de la raconter. Je suis ravi d'avoir eu la chance de la publier.

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  3. Maaaah super idée, super auteure, superbe anecdote !! Le mois s'annonce plein de bonnes surprises ! Bon courage pour la suite.

    Patatita.

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    1. On est d'accord, cette Marie Desplechin est incroyable !
      Merci ;)

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