« Les gens ne croient plus depuis longtemps aux histoires. » | La Langue des bêtes, de Stéphane Servant

Un roman pour dire pourquoi les histoires nous font naître, nous font vivre et nous animent.

La Langue des bêtes, de Stéphane Servant, raconte l’histoire de Petite, une fillette vivant dans un cirque abandonné, à quelques kilomètres de la ville, et juste au bord d’un village encore épargné par la folie humaine des grandeurs. Mais bientôt, le monde vient toquer à leur porte : une route doit être construite, juste sur le terrain qu’ils occupent, Petite et sa famille. Commence alors le délitement d’un monde jusqu’à alors sans failles… ou presque.

Photos de Laura Makabresku, ayant inspiré Stéphane Servant pour l'écriture du roman.

La Langue des bêtes est une des œuvres de littérature les plus prodigieuses qui soit. Stéphane Servant propose un conte à la fois intemporel et ô combien actuel qui raconte dans une langue étonnante des histoires aux allures sauvages, dans son sens étymologique : qui viennent de la forêt. Des histoires infiniment riches de possibilités.


Cette forêt, c’est d’abord celle la plus évidente : la nature. La Langue des bêtes se place dans un décor merveilleux, entre réalité et onirisme, décrit avec une écriture aussi précise que le travail d’un orfèvre et aussi riche et bruissante qu’un tapis de feuilles. Loin des bruits de la ville et près de ceux des mouvements de la forêt qui se confondent avec ceux intérieurs, Petite grandit. Stéphane Servant dresse là un portrait d’une richesse étonnante, où l’humain est rendu à la nature avec une grande profondeur – dans ses émotions comme dans ses mouvements. L’auteur interroge nos origines et celles d’une famille qui n’arrive pas à faire ce basculement, à passer à une vie différente, moderne. A-t-on raison de perturber un ordre sauvage ?

« Les renards arrivent avec la nuit.La Petite les entend avant de les voir.Leur pattes comme des marteaux d'orfèvre font sonner l'écrin brun des bois.Un minuscule tambour fouetté par les doigts têtus de l'automne naissant.(...)Elle respire. Profondément. Se remplit de vide et de nuit. Ils arrivent. Les renards arrivent.Elle les entend, bien avant de les voir. »

Parce que cette forêt, c’est aussi celle d’une famille. Une famille aux membres aussi inséparables et indépendants que les arbres d’une forêt. Construits avec la même finesse que celle de l’écriture, les personnages laissent une marque indélébile. Ils sont des archétypes de contes, mais sont loin d’être stéréotypés. Ils disent tous, avec profondeur, des mondes et sentiments humains, cachés et sensibles.


Ce conte, c’est celui de l’enfance qui raconte avec une violence intime et une infinie tendresse la fin de l’enfance, cette destruction progressive et invisible mais dévastatrice et inévitable. Petite grandit dans ce monde tourmenté, dans une famille tendre et attachante qui a ses failles, déchirantes, mais que chacun recoud avec des histoires qui laissent beaucoup d’illusions. Ce sont ces bulldozers et ce monde qui débarquent près de ce cirque abandonné qui va défaire les fils et déchirer la toile d’une vie. Petite, alors, se heurte aux maux du monde.

« Cela fait bien longtemps que les hommes et les animaux ne parlent plus la même langue. Qui a en premier oublié celle de l'autre ?  »

La forêt, ainsi, dans cette tourmente tant émotionnelle que psychique, questionne aussi l’intérieur et l’extérieur :
  • L’intérieur et l’extérieur du monde : la façon qu’on a de vivre, reclus ou non, seuls ou en communauté. Le roman parle aussi, au milieu de ces mailles textuelles riches de sens, notre envie de vivre avec ou sans l’autre.
  • L’intérieur et l’extérieur de soi : comment vit-on avec soi ? Comment se construit-on ? Cette quête initiatique onirique se place sous le regard enfantin d’une petite fille qui a du mal à distinguer le réel de l’imaginaire, baignée depuis toujours dans cet univers d’histoires. Alors qu’elle confond intérieur et extérieur d’elle-même, elle va peu à peu comprendre là où s’arrête son pouvoir d’action sur le monde et les autres.
« Une histoire, c'est comme une couverture de laine. Elle est faite de brins tissés. Personne ne sait qui a commencé à raconter. Mais on se passe la couverture et de jour en jour la couverture s'agrandit. Tout le monde peut venir se blottir en dessous, les vivants et les morts trouvent un endroit pour se réchauffer. C'est pour cela qu'il faut continuer à croire aux histoires et à les raconter. Parce que les morts vivent encore à travers les histoires. Avec les histoires, comme les brins de laine tressés, nous nous tenons la main. Avec les histoires, rien ne disparaît jamais.  »

Ainsi, c’est aussi la force des histoires dont Stéphane Servant traite, la manière qu’elles ont d’influer le réel et inversement. Jusqu’où peut-on croire aux histoires ? Dans ce roman sublime, c’est-à-dire beau et inquiétant, l’importance des mots se déroule comme un tapis rouge feuilles, qui se délite peu à peu. Et si les histoires, liées à la fin de l’enfance – plus inquiétante que belle – se perdaient quand on devient adulte ? comme si elles pouvaient nous empêcher de grandir. La Langue des bêtes raconte cela avec une tristesse et une étonnante puissance nostalgique. Il dit comment les histoires nous protègent, comment elles nous permettent parfois de vivre et la façon qu’elles ont de vivre en nous et en-dehors de nous.

La Langue des bêtes dit donc, avec une immense tristesse et une touchante insouciance, le changement le plus invisible et ravageur qui soit : la fin de l'enfance couplée à celle des histoires. À travers l’histoire de Petite, il raconte, de manière bouleversante, pourquoi les histoires nous font naître, nous font vivre et nous animent. 


Pour découvrir d’autres contes qui parlent de famille et de danses intimes et pleines d’histoires qui font des flux en nous...


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Au fond des bois, vit une communauté d’anciens membres d’un cirque. Depuis très longtemps ils ne donnent plus de spectacle. Un jour, de grands travaux grignotent le territoire autour d’eux, et on oblige l’enfant de la famille, La Petite, à rejoindre l’école du village. Dans la continuité de son roman précédent, Le Cœur des louves, Stéphane Servant raconte une fable contemporaine, sur la perte de nos origines primitives, le rapport aux animaux et à la nature dans notre monde contemporain.


Éditions du Rouergue Jeunesse
448 pages
15,90 €

Commentaires

  1. Je suis soufflée par ta chronique : tes mots sont beaux et rendent admirablement justice à ce texte. Woh.

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    1. Merci, merci, merci Lucille. Ça me rassure et me touche beaucoup !

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  2. (Je reviens commenter au lieu de passer en fantôme !)
    J'ai terminé il y a peu Le Coeur des louves que j'ai gagné grâce à ton dernier concours ! Après 50 pages difficiles selon moi, j'ai été complètement soufflée par ce roman, ses thèmes et son écriture. Du coup j'ai besoin d'une pause avant de poursuivre ! (en plus Olivier, au Rouergue, m'a dit que celui-ci était plus dur encore !)
    En tout cas, tu me donnes envie de le lire !

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    1. Je comprends, on m'a dit la même chose hier donc je pense faire pareil.
      Merci !!!

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    2. Du coup j'en ai parlé avec l'auteur qui ne pense pas être plus dur dans La langue des bêtes mais qui pense continuer d'explorer ce qu'il avait commencé... Dans tous les cas, petite pause émotionnelle exigée pour moi :D
      (et rien à voir, mais du coup sur tes conseils, j'ai acheté (et fait dédicacer !!!) Le Copain de la fille du tueur ! Je reviendrai vers toi avec un avis et un commentaire :p)

      Bon courage pour la dernière journée :)

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    3. Du coup tu m'as donné envie de faire pareil et j'en ai aussi parlé à Stéphane Servant !
      Wah génial merci beaucoup !
      À bientôt, heureux de t'avoir rencontrée !

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