31 chambres à soi #7 | Claire Braud par Anaïs Vaugelade
Un portrait d'autrice par jour écrit par une femme durant le mois international des droits des femmes
À l'occasion du mois international des droits des femmes, 31 femmes d'exception vous proposent de partir durant tout le mois de mars à la rencontre de 31 autres femmes, toutes autrices, aussi talentueuses et impressionnantes que les premières.
Ainsi, chaque jour, pendant un mois, sur La Voix du Livre, découvrez un portrait d'une autrice, française ou étrangère, contemporaine ou historique, de littérature générale, jeunesse, musicale ou illustrée, écrit par une invitée, qu'elle soit autrice elle aussi ou bien illustratrice, blogueuse, chanteuse, dramaturge, comédienne, professeure, youtubeuse...
C'est parti pour un mois d'exploration de 31, voire 62, chambres à soi, ces lieux immanquables de littérature où les femmes trouvent, enfin, leur place.
Jour 7 : Anaïs Vaugelade présente Claire Braud
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Hé bien, moi, j'ai envie de parler de Claire Braud.
Claire Braud a publié plusieurs bandes dessinées, Mambo et Alma à L'Association, Chantier interdit au public chez Sociorama (et quelques autres titres encore, à une époque ou elle n'était pas encore LA Claire Braud dont je vous parle) mais pour vous parler d'elle, enfin, de son dessin pour être exacte, je vais faire un détour, par Amsterdam.
J’étais il n’y a pas très longtemps à Amsterdam, donc, où j’ai passé un long moment devant La Ronde de Nuit de Rembrandt. C'est un tableau de commande. Sur ce tableau, on voit un groupe d'hommes, une Milice Bourgeoise comme ça se pratiquait alors dans cette république toute neuve, et ces hommes sont les commanditaires du tableau. D'ailleurs leurs noms ont été ajoutés, dans le haut, sur un écusson. Mais ce que l'œuil remarque tout de suite, au milieu de ce groupe d'hommes, c'est une bizarre petite princesse, enfant par sa taille mais dont le visage n'a rien d'enfantin, et qui attrape la lumière avec sa robe claire.
Sa présence est justifiée par le poulet qu'elle porte à sa ceinture — la patte griffue du poulet étant le blason de cette Milice — ; en tant que porteuse de poulet, elle tient le rôle de la mascotte. Mais ce qui « explique » l'intensité de sa présence, c'est (enfin, c'est ce que je pense) que Rembrandt a donné à cette mascotte le visage de Saskia, sa femme tout juste décédée.
Elle est là comme une apparition. Et on sent bien (enfin c'est ce que je sens) qu’après l’avoir peinte —très intense, très vivante — Rembrandt n'a plus vraiment su quoi faire de toute la toile qui lui restait. Il y a des morceaux vraiment mal fichus : par exemple il y a cette belle jambe noire, bien modelée, qui passe devant la petite princesse, renforçant la clarté de sa robe et l'effet de contre jour... mais ensuite qu’est-ce qui se passe au bout de cette jambe ? C'est le bazar. La jambe se prolonge en un arquebusier au corps trop petit, qu'on comprend par un bout de crosse entre deux chapeaux, et dont le tir se perd dans le panache en plume d'un troisième. Ailleurs, les hiérarchies de plans sont confuses, des corps aux proportions approximatives se diluent dans l'ombre. Un chien, sur la droite, est tout juste ébauché. Au premier plan de la toile, deux bonshommes empaquetés s'avancent et font mine de percer la surface du tableau, l'un de sa lance, l'autre de sa main pointée, mais clairement, c'est la fille qui crève l'écran.
Rembrandt n'a rien caché de ses sentiments de peintre : là on le voit tout vibrant d'émotion, là poussif, là désinvolte... L'esthétique baroque en cours à l'époque autorisait cela, mais quand même.
Il y a cette expression que j'aime beaucoup : « ça ne ressemble à rien ». On l'utilise généralement dans un sens dépréciatif. Pourtant, ne ressembler à rien, à rien de connu, c'est l'indice que quelque chose d'inconnu jusque là vient de se trouver. Quelque chose d'un peu nouveau, d'un peu frais.
La légende du tableau dit que les commanditaires ont été interloqué par le résultat. Ils ont payé le prix convenu, qui était généreux, eut égard à la notoriété du peintre, mais à la suite de ce tableau Rembrandt n'a plus eu de commande de portrait. Il a du connaître des heures d'autocritique, « quand même, j'ai abusé, un type te demande un portrait, il a pas envie de se voir bâclé, c'était pas compliqué à comprendre quand même, comment j'ai pu foirer à ce point ? » Là-dessus, il est mort pauvre et endetté. Dans la plus pure tradition du génie, incompris de son temps mais adulé par les époques suivante. Car maintenant ce tableau a un statut de chef-d’œuvre.
Devant cette Ronde de nuit, je me suis mise à penser : « Cette affaire de génie, quand même, ça conditionne beaucoup de choses ». Parce que, bien sûr, si le tableau avait été peint avec, partout, sur toute sa surface, la même intensité que sur la petite princesse, l'effet d'apparition aurait été ruinée ; C'est parce qu'on voit le flux et le reflux de l'inspiration du peintre que l'ensemble est si vivant, si intéressant à regarder. Mais, pour laisser voir ses moment de médiocrité, il faut quand même ne rien craindre du jugement, avoir un genre de culot, ou d'audace, et aussi une forme de tranquillité.
La plus part des dessinateurs discutent dans leur tête tout en dessinant, il faut bien choisir avec qui on discute dans ces moments-là. J'imagine que Rembrandt ne discutait ni avec ses commanditaires, ni avec ses contemporains, mais avec des figures, des génies, des héros qui ont bravé (avec succès posthume ?) le ridicule, ou l'incompréhension de leurs proches, des princes des Arts, vivants ou morts — mais très probablement de sexe masculin —, pour la bonne raison que les princesses des Arts n'étaient pas légion à l'époque.
Pourquoi, d'ailleurs ?
Pourquoi si peu de Génies féminins ?
D'abord il faudrait revoir nos définitions du génie. Souvent, l'écart entre le normal et le génial est moins grand quand on s'approche ; souvent, on oublie tout ce fermentait autour du-dit génie, et qui amoindrit, un peu, sa singularité. Reste que certains individus se penchent un peu plus loin que les autres. Pourquoi si rarement des individus filles ? Les a-t-on oubliées ? Ont-elles seulement existé ? La mathématicienne (et féministe opiniâtre) Moon Duchin a cette formule, à propos de l'histoire des génies mathématique féminin : « No chance to blossom » (« Aucune chance de fleurir »).
Plein de raisons sociologiques et historiques à cela — et j'aime beaucoup le livre d’Elsa Dorlin, Se défendre, (La découverte) qui rappelle que, tant que le rapport de force est inégal, on dépend de la bonne volonté de la force d’en face. Et qu'il faut instaurer de nouveaux rapports de force si on veut faire bouger des états de faits.
Mais pensant à Rembrandt, je vois que l'une des raisons, c'est qu'il manque des figures. Des figures de filles et de femmes avec qui discuter pendant le travail, pour se donner du courage, pour prendre de l'assurance. Des filles et des femmes qui, avant soi, ont bravé le ridicule et l'incompréhension, pour se consacrer librement à la logique intérieure et intime de leur travail.
On a quelques belles figures de belliqueuses. Mais, d'une certaine façon, la figure de la combattante ne contredit pas les archétypes du féminin, parce qu'on se bagarre toujours avec quelqu'un, dans le regard de quelqu'un. Les figures de fille qui manquent le plus sont celles de filles travaillant dans leur « chambre à elles ». Mais on commence à en avoir quelques une à disposition, tout de même.
Personnellement, moi quand je dessine, je discute dans ma tête avec Claire Braud.
Dans les livres de Claire Braud (c'est dans Alma que ça se remarque le plus), il y a toutes sortes de personnages filles, tous intéressants, nuancés, complexes, parfois en dialogue avec les archétypes du féminin, parfois pas, parce qu'être de sexe féminin n'est pas leur seule pôle, et rien que pour cette raison j'aurais pu avoir envie de vous parler des livres de Claire Braud.
Mais surtout, Claire Braud est une fascinante dessinatrice, qui a cet art de faire sentir toutes les phases de son travail : les moments où elle y est parfaitement, les moment ou elle y est à 300% et que le dessin sature, et les moments où elle n’y est pas — et alors elle bâcle, juste pour qu'on comprenne ce qui se passe et parce qu'il faut bien que l'histoire avance pour trouver, à nouveau, plus loin, la qualité d'émotion et de vivant qui lui importe. Ses livres respirent comme des bêtes vivantes, et ils ne « ressemblent à rien ». Claire Braud, t'es géniale.
Anaïs Vaugelade est une des autrice-illustratrice française et a publié de nombreux livres de littérature de jeunesse. Après avoir grandi dans les Basses-Pyrénées, Anaïs Vaugelade a étudié la photographie à l'école des Arts Décoratifs à Paris et a publié en même temps, en 1992, son premier album à l'école des loisirs. Elle a depuis publié de nombreux livres en tant qu'illustratrice ou autrice-illustratrice chez l'école des loisirs où elle est aussi éditrice.
Merci Anaïs, ce n'est pas tous les jours que l'on entre dans la tête d'une autrice et qu'on découvre avec qui elle dialogue. Cet article est très original avec tous ces regards croisés. Merci :)
RépondreSupprimerOui, j'aime beaucoup comment elle a abordé son portrait, très beau texte.
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