31 chambres à soi #29 | Carol Ann Duffy par Julia Lupiot

Un portrait d'autrice par jour écrit par une femme durant le mois international des droits des femmes 

À l'occasion du mois international des droits des femmes, 31 femmes d'exception vous proposent de partir durant tout le mois de mars à la rencontre de 31 autres femmes, toutes autrices, aussi talentueuses et impressionnantes que les premières.

Ainsi, chaque jour, pendant un mois, sur La Voix du Livre, découvrez un portrait d'une autrice, française ou étrangère, contemporaine ou historique, de littérature générale, jeunesse, musicale ou illustrée, écrit par une invitée, qu'elle soit autrice elle aussi ou bien illustratrice, blogueuse, chanteuse, dramaturge, comédienne, professeure, youtubeuse...

C'est parti pour un mois d'exploration de 31, voire 62, chambres à soi, ces lieux immanquables de littérature où les femmes trouvent, enfin, leur place.

Jour 29 : Julia Lupiot présente Carol Ann Duffy
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La poésie m’a longtemps intimidée ; j’avais l’impression de ne rien y comprendre. Je la trouvais soit trop niaise soit trop alambiquée — et peut-être aussi un peu ringarde, avec ses sonnets printanniers, ses seins laiteux, ses fleurs de jeunesse qui me faisaient bâiller. Ses longues plaintes arrachées ne parlaient jamais de ce qui, moi, m’émouvait.

Je m’émeus de mon grand-père de 87 ans qui se met à pleurer au dîner parce que sa nouvelle copine ne répond plus aux sms, et c’est compliqué.
Je m’émeus de mon amoureux qui a acheté aujourd’hui sans que je lui en aie rien dit le livre que j’avais repéré hier en librairie.
Nos jours urbains minuscules ne manquent pas de drames et de trésors. Ce sont eux que je cherche dans la poésie, et la première fois que je les ai lus délicatement capturés, c’était chez Carol Ann Duffy.

Carol Ann Duffy est une poétesse britannique à ce jour non traduite, c’est bien dommage et je suis désolée, mais je me dis que nombre d’entre nous parlent anglais. (Ou au moins cet anglais boiteux qui a permis à ses vers de conserver une part de mystère la première fois que je les ai lus.)
Carol Ann Duffy écrit de la poésie moderne garantie sans intimidation, de la poésie d’amour pleine de délicieux frissons, sans néo-muses qui dansent sur des vases fleuris. Des vers comme on rêve d’en recevoir à quinze ans ou, parce qu’on aime jusqu’à la fin, 87 ans.
J’ai offert Rapture à un amoureux, à ma mère, à des ami·es. C’est un recueil de poèmes d’amour qui, si on le lit dans l’ordre, raconte une histoire que l’on peut attraper — mais on n’est absolument pas obligé ; on peut se contenter d’être idiot et heureux, et picorer.
Rapture a une élégance pas du tout tape-à-l’œil, ce genre d’exigence qui ne demande rien à personne — mais c’est aussi un recueil désespérément naïf, car amoureux. Le style sait être frugal, coulant, délicat, sans se départir de sa finesse, de ses recoins tatillons, de sa belle intelligence.

Je vous parle d’amour, mais Carol Ann Duffy fait aussi dans l’humour, le féminisme, l’humanisme — son univers poétique est vastement plus intéressant que ma présentation moléculaire ne le laisse deviner.

Comme c’est l’occasion, dans cette chambre à soi que m’a allouée le génial Tom Lévêque, de parler un peu féminisme, je vous recommande trois autres recueils de la femme du jour :

- Côté humour : The world’s wife donne la parole, dans de courts poèmes, à une succession de femmes célèbres : « Mrs Darwin », « Circe », « Delilah », « Queen Kong », « Frau Freud », etc. C’est finement drôle et drôlement fin.

Côté féminisme : Feminine Gospel, et Standing Female Nude, qui sont d’une beauté et intelligence étourdissantes, n’ont pas peur d’interroger, dans leurs vers ou entre, les motifs de l’oppression, de la sexualité et de la violence —


… parce que Carol ann Duffy est une poétesse entière, moderne, fun et généreuse, qui n’a peur de rien, et surtout pas de l’amour qu’elle voit partout. C’est une femme de la poésie de l’instant.
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Julia Lupiot est blogueuse (Allez vous faire lire) mais aussi éditrice chez Sarbacane. À ses heures perdues ou volées, elle écrit des romans (enfin, un) (enfin, elle essaie) et de la poésie parfois.

Commentaires

  1. Julia ❤
    J'avais déjà noté cette poetesse dans un coin de ma tête mais comme la poésie et moi, ca reste compliqué...
    Mais qui sait qui sait.

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    1. Avec des ami·es comme tu as maintenant tu es presque obligée ;)

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  2. @Pr River,
    justement, moi naussi j'avais peur de la poésie. Jusqu'à cette rencontre miraculeuse. (Et d'autres, certes, oui.) En vrai j'ai quand même dû passer par une langue étrangère pour m'y mettre, donc oui, je comprends le gouffre bizarre entre soi et la poésie. (À l'époque, me suis dit que je lisais "ce que je comprenais" en anglais, ce qui m'a permis d'aborder la poésie beaucoup plus simplement !! J'ai fait le tri plus tard et suis revenue au français.)

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  3. Bon je te mets mon long commentaire ici, parce que j'hésitais et puis là il y a Julia et puis demain je décolle pour Berlin et puis Mars finit bientôt...
    Bref.

    Moi, avec tout ça, j’ai envie de te parler de Franca Rame.
    J’ai hésité avec Chimamanda Ngozie Adichie, avec Marie-Aude Murail et même Marion Zimmer Bradley qui m’a fait rêver ado.
    Mais en ce moment, je travaille sur ma propre version de Médée, et je crois, qu’en y réfléchissant bien, je la tiens de Franca Rame. C’est ma première dramaturge, et pas des moindres.
    Ça a commencé en prépa, en 2009. Figure-toi un groupe de jeunes lycéen-nes et étudiant-es qui attend patiemment, sur une scène en bois, l’arrivée du prof qui sera leur metteur en scène pour l’année.
    J’adorais déjà le théâtre, mais je ne savais pas encore que cela allait faire partie intégrante de ma vie… Je crois que tout a commencé cette année-là, en fait.
    Michel – ce fameux metteur en scène – nous a fait travailler sur des pièces italiennes pendant toute l’année, et parmi elles, les Récits de Femmes de Franca Rame (et son compagnon Dario Fo), des monologues de femmes toutes plus différentes les unes que les autres.
    Jusque-là, je n’avais joué que des comédies, des sketchs, des impros ou spectacles légers : je ne savais pas encore qu’on pouvait aller plus loin.
    Et on a lu « Le Viol », « Nous avons toutes la même histoire », « Couple ouvert à deux battants », « Mama Bohème » : des femmes différentes, touchantes, drôles, émouvantes avec des thèmes forts à chaque fois (le rapport au corps, à l’homme, à la politique). Cette année-là, je n’en joue aucune, mais je dévore des yeux mes amies qui les interprètent.
    2011, Paris. Faute d’avoir trouvé un atelier théâtre qui convenait aux orphelins d’Orléans que nous étions, nous créons le Théâtre en Bullant. Premier spectacle : Récits de femmes. Première interprétation pour moi de ce texte et je choisis, sans trop me souvenir pourquoi, « Médée ». Dans ce monologue, la dramaturge et son personne nous invitent à « tuer » nos enfants, c’est-à-dire à refuser le rôle que nous impose l’homme ou la société, ce qu’Euripide laissait déjà entendre dans sa pièce.
    Apprendre son décès en 2013 nous a beaucoup attristés. Franca Rame, c’était toute notre prépa, nos premiers pas en tant que troupe. C’était Michel, c’était Orléans, c’était le Théâtre en Bullant.
    Je crois que j’ai commencé à écrire Médée(s) en 2015. Coïncidence ?

    Je ne sais pas pourquoi j’ai longtemps réfléchi à quelle femme te présenter. Depuis le début, Franca Rame était là. Je lui dois beaucoup, sur scène comme dans ma vie.
    Et il va falloir que je replonge dans ses "Récits de femmes" et ses autres oeuvres.


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    1. Merci Julie pour ce très, très beau portrait.

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  4. Oh, mais c'est génial, je voulais justement lire de la poésie en anglais, pour voir, mais les classiques m'effraient. Je vais tenter avec elle, et "The world's wife" fera aussi un super cadeau... Merci pour cette délicieuse découverte !

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