31 chambres à soi #22 | Michelle Perrot par Amélie Rullion

Un portrait d'autrice par jour écrit par une femme durant le mois international des droits des femmes

À l'occasion du mois international des droits des femmes, 31 femmes d'exception vous proposent de partir durant tout le mois de mars à la rencontre de 31 autres femmes, toutes autrices, aussi talentueuses et impressionnantes que les premières.

Ainsi, chaque jour, pendant un mois, sur La Voix du Livre, découvrez un portrait d'une autrice, française ou étrangère, contemporaine ou historique, de littérature générale, jeunesse, musicale ou illustrée, écrit par une invitée, qu'elle soit autrice elle aussi ou bien illustratrice, blogueuse, chanteuse, dramaturge, comédienne, professeure, youtubeuse...

C'est parti pour un mois d'exploration de 31, voire 62, chambres à soi, ces lieux immanquables de littérature où les femmes trouvent, enfin, leur place.

Jour 22 : Amélie Rullion présente Michelle Perrot
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Hey, salut toi !*
Tu lis les mots « sciences humaines et sociales », et déjà tu t’endors ? Lorsqu’on te parle d’historien·nes, tu imagines une bande de vieux croûtons au Collège de France ? Tu repenses aux plans en trois-parties-trois-sous-parties de tes cours d’histoire-géo au lycée et tu as envie de te pendre ?
Viens à la rencontre de Michelle Perrot, historienne de 90 ans à la jeunesse pétillante des idées, et on en reparle.

Commençons par le début. D’une famille assez anticonformiste pour l’époque, Michelle Perrot est éduquée « comme un garçon », ce qui, dans les années 1930-1940, est synonyme de liberté de choix et d’esprit. Elle devient historienne à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour « comprendre quelque chose à ce monde violent, opaque, excitant. »**. Elle se distingue par son champ d’étude : les ouvriers et ouvriers. C’est une première rencontre avec ceux qu’on appelle les « oubliés », ou les « exclus », de l’Histoire. Devinez qui d’autre fait partie de cette catégorie ?
Les femmes.
De l’Antiquité aux années 1970, les femmes n’étaient pas considérées comme des sujets pertinents de l’Histoire. Parce qu’elles n’étaient ni politiciennes en place publique, ni cheffes militaires, ni évêques ou papes, ni grandes artistes à la postérité millénaire, ni scientifiques aux découvertes incroyables. Les rares femmes occupant ces positions étaient perçues comme des exceptions, des bizarreries, quelques fois présentées comme contre-nature (les Tricoteuses politisées pendant la Révolution française) et le plus souvent oubliées (la pictoresse Artémisia Gentileschi, pourtant demandée par les cours d’Europe au XVIIe siècle).
Biologiquement, les femmes étaient considérées comme inférieure. Historiquement, elles ne devaient pas exister.

Autoportrait en allégorie de la peinture, 1638-1639

Arrivent les années 1970. Dans la foulée de mai 68 et de ses bouleversements sociaux et culturels, un bataillon d’historiennes (Michelle Perrot, Pauline Schmitt et Fabienne Bock) pose cette question polémique à leurs étudiant·es : « Les femmes ont-elles une histoire ? »
SPOILER ALERT : la réponse est oui.
C’est cette réponse qui leur permettra, avec plusieurs de leurs collègues, de fonder ce qu’on appellera tout simplement : l’histoire des femmes (qui deviendra l’histoire du genre - mais ça, c’est une autre histoire…)
Dans ce tourbillon intellectuel, Michelle Perrot défend ses cours universitaires naissants sur l’histoire des femmes, participe à des colloques, publie des articles. Mais son œuvre majeure, publiée en codirection avec George Duby***, est la monumentale Histoire des Femmes en Occident. Cette incroyable anthologie en 5 volumes (qui pèse son poids, au propre comme au figuré !), brillamment conduite et illustrée, retrace la place des femmes dans l’Histoire, prouvant ainsi que les femmes ont été, de l’Antiquité à nos jours, des actrices de l’Histoire. La direction de chaque volume a été assurée par… des historiennes : pas mal pour mettre en avant les chercheuses.


Depuis, Michelle Perrot a publié d’autres ouvrages. Mais je l’ai découverte par cette anthologie, et elle reste encore aujourd’hui une source d’inspiration.

En tant qu’apprentie historienne, le travail de Michelle Perrot m’a démontré que l’on peut être militant·e dans ses recherches tout en étant rigoureux·se et scientifiquement inattaquable. C’est une démarche qui me semble aussi très saine dans la manière dont tout un chacun aborde l’actualité et les questions socialement vives.
En tant que professeure, feuilleter l’Histoire des Femmes en Occident me donne le courage et l’envie de transmettre à mes élèves le parcours de toutes ces actrices de l’Histoire. C’est devenu un objectif de carrière ! Par ailleurs, il n’est pas anodin que Michelle Perrot ait préfacé mon Graal, La place des femmes dans l’histoire : Une histoire mixte, manuel proposant mise au point scientifique et documents adaptés aux élèves sur l’histoire des femmes. Si l’histoire des femmes perce au niveau universitaire, encore faut-il qu’on l’enseigne.
En tant que féministe, ma conscience a été consolidée et nourrie par l’Histoire des Femmes en Occident. J’ai pu trouver dans son introduction une première approche de l’intersectionnalité (et c’était précurseur en France dans les années 1990 !). Michelle Perrot y reconnaît la nécessité d’une histoire des femmes spécifique à chaque société, à chaque continent, ainsi que la prise en compte du prisme des concepts de « race » et de « classe » (pas étonnant quand on a commencé sa carrière en étudiant les ouvriers) dans l’approche de l’histoire des femmes. Ses analyses des rapports de domination entre les sexes et de la perception de la féminité et la virilité à travers l’Histoire (autrement dit, ce terrible concept de « genre ») ont été une véritable école pour disséquer les constructions sociales d’aujourd’hui. Michelle Perrot est une des premières à m’avoir donné les mots pour exprimer mes questionnements, mes gênes et mes colères.
Et puis, quel bonheur de découvrir toutes ces femmes, actrices chacune à leur façon ! Au fur et à mesure de mes lectures, j’avais l’impression que l’on m’enlevait un bandeau de mes yeux.
« C’était une libération, des retrouvailles avec les femmes et avec la femme en moi. »**
L’horizon des possibles était ouvert. Je crois sincèrement qu’un des rôles de l’Histoire est de fournir des modèles pour l’avenir : pas des images d’Epinal telles « mon bon roi Saint Louis », ou, à l’opposé, « notre héroïne Louise Michel » - Michelle Perrot se refusait aux deux. Il s’agit plutôt de présenter une diversité d’acteurs et d’actrices qui inspirent et questionnent notre place dans le monde.

La vision de l’Histoire de Michelle Perrot est une vision de la société que je partage : celle qui redonne sa voix aux opprimés, celle qui célèbre les « petites mains » trop souvent invisibilisées, celle qui fait preuve de rigueur tout en ayant la révolte en étendard.
« En vérité, j’aurais aimé un don artistique, être cantatrice par exemple. Faire quelque chose de véritablement créateur, être une véritable écrivaine. L’histoire, c’est de l’artisanat qu’on fabrique avec des matériaux… On interprète, plus qu’on ne crée. »**
Celle qui, enfin, reste humble alors qu’elle a écrit l’histoire de tant de femmes. Et qu’elle a écrit une partie de la mienne. Merci, Michelle.


* Réplique piquée à Manon Bril, youtubeuse de talent, vulgarisatrice sur « C’est une autre histoire »



** Citations extraites d’une interview passionnante réalisée par Margaret Maruani et Chantal Rogerat pour Travail, Genre et Société en 2002

*** George Duby apporta son soutien et sa renommée au projet, mais c’est Michelle Perrot qui supervisa la grande majorité du travail

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Amélie Rullion est professeure d'histoire-géographie en collège. Grande amoureuse de littérature, elle aime aussi écrire, aller à la Comédie-Française et jouer du théâtre.

Commentaires

  1. J'ai quelques livres de Georges Duby, j'étais sceptique, mais je me pencherai avec plus de bienveillance dessus !
    L'anthologie a l'air très chouette en tout cas, ça me donne envie :)

    Mais on avance vers la fin, ça m'attriste :(
    (Et forcément, je réfléchis à fond, et je te ferai un super commentaire, bien long, avec ma chambre à moi :D)

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    1. Oui la fin approche ! Peut-être faudra-t-il recommencer l'an prochain ;)
      (Oh oui ta chambre à toi !!!)

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    2. (Ca Ça va être long ah Ah, ça fait 24 jours que j'y pense ! :D)

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    3. (J'ai hâte de lire ça.)

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  2. Mais je dis OUI ! Il y a plein d'essais historiques qui se lisent très bien ! C'est top qu'une historienne soit mise en avant. Jolie diversité :)

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