"Pour dire les choses vite, quand je suis rentré chez moi ce soir de juillet, il y avait un homme mort dans le salon."

Un travail qui vous intéressera peut-être, au cœur du problème. Un roman profondément intéressant, mais à l'émotion étrangère.
Ceci est un travail réalisé dans le cadre de mes études. Néanmoins, parce qu'il laisse transparaître mon avis et parce que c'est une étude qui peut vous intéresser, j'ai décidé de le publier. Le cœur du problème est un roman qui nous rappelle L'étranger, avec son émotion lointaine, mais qui a une réflexion et une profondeur singulières.

« Pour dire les choses vite, quand je suis rentré chez moi ce soir de juillet, il y avait un homme mort dans le salon. Pour les dire plus précisément, l’homme était allongé sur le ventre, à l’aplomb de la mezzanine où nous avions notre chambre, Diane et moi, et dont j’ai vu que la balustrade avait cédé. » C’est sur ces phrases que débute ce roman : un point de départ digne d’un polar avec le ton indifférent d’un homme, simplement agacé par son quotidien morne. Pourtant, le roman n’est pas un polar, un thriller, ou un roman policier.
Christian Oster, écrivain récompensé en 1999 du prix Médicis avec Mon grand appartement, a pourtant commencé par des romans policiers. Il a très vite divergé, suivant finalement ses maîtres : Jean-Patrick Manchette ou Raymond Queneau. Il laisse en effet son style vagabonder ; ici dans le récit intérieur mais assez retiré d’un homme – nous le verrons à travers le ton choisi. Il écrit aussi chez L’école des loisirs des courts romans pour enfants où son style fin se pare d’humour parfois absurde.
Ici, il use de ce style assez libre pour raconter l’histoire d’un homme à la vie banale, celle d’un homme marié et sans enfants, au quotidien simple.ci, et ce parfois comme s’il n’était pas concerné, à la suite de son renversement. Même s’il y a dans ce roman les codes du roman policier, Christian Oster ne raconte pas tant l’histoire du meurtre par la femme du narrateur que celle d’un basculement plus abstrait. « Au départ c’est l’idée d’un basculement à partir d’une situation peu ordinaire. » (1)
Comment Christian Oster construit-il son roman autour de la chute physique du mort depuis le premier étage ? Quels renversements plus abstraits en découlent ? Nous parlerons d’abord du changement de la vision formelle qu’on a du genre du livre, puis dans une deuxième partie de la chute d’un homme, puis, enfin, de la manière dont l’auteur aborde la chute introspective d’un homme, tout en décortiquant nos relations et leurs mécanismes.
 

Du polar au roman psychologique

Le roman commence ainsi sur la découverte d’un corps par Simon, le narrateur, dans le salon de ce dernier. À l’étage, sa femme Diane prend son bain, calme et impassible. Elle lui annonce alors qu’elle s’en va, et le laisse seul, sans aucune information supplémentaire, et un cadavre sur les bras. À partir de là, Simon ne vit plus une vie sans problème, tout ce qu’il avait fondé est en miettes.
Les codes du polar sont ainsi là : un meurtre, bientôt un inspecteur de police – à la retraite –, un coupable qui se cache, des vies changées…

Pourtant, on est dans la peau du complice qui cherche ici à camoufler le vrai coupable, sans trop savoir pourquoi : « faiblesse, amour, appelez ça comme vous voulez » dit Christian Oster. (2) On commence déjà à s’éloigner du polar pur et dur pour se rapprocher d’un genre toujours mystérieux mais aux limites plus floues. On plonge dans un récit intense avec suspense et tension. L’inspecteur rôde et Simon se rapproche pour aussi mieux en jouer…
Mais on ne reconnaît pas totalement Le cœur du problème si on utilise uniquement ces propos pour le décrire. Il est en effet caractérisé, dès le départ par un ton détaché, sans émotion. Cette simplicité dans la tonalité, cette analyse sans émotion de ce meurtre nous rapproche d’un roman plus psychologique.

On commence sur une situation caractéristique d’un genre, mais ce n’est pas de ce genre là qu’il relève. Le narrateur se détache de l’histoire avec son ton indifférent et il la rend moins intense qu’elle n’en a l’air, à partir de là on passe à un roman qui n’est plus un polar car on ne se concentre pas sur les faits mais sur le héros.
Ce basculement métaphorique s’opère finalement par le corps du mort traité ici de manière très clinique. Le narrateur ne cherche pas à trouver le coupable – il en est complice – ni à fuir ce corps. Au contraire, il transforme l’état de personne du mort à l’état réel de cadavre par le langage : de « lui » à « ça ». Il traite le thème du meurtre de façon étrangère, et c’est là que le récit est loin du polar. Ce genre, en effet, a un aspect plus humain dans le traitement de son enquête et de la mort, de sa vision du meurtre : on cherche à élucider un meurtre pour punir une inhumanité. Dans Le cœur du problème, on cherche à suivre un homme qui doit se reconstruire, en quelque sorte. Le mort est présent pendant toute la durée du roman, il règle la vie de Simon, « pesa[nt] de tout son poids de cadavre », mais il n’est que le support, que la métaphore d’une vie qui s’écroule.
 

Une vie qui bascule ou l’introspection d’un homme écroulé

La dégringolade du corps par-dessus la balustrade détermine ainsi le point précis de non-retour qui fonde un avant et un après à la vie de Simon. Ce corps le poursuit pendant deux jours, il est là, dans son coffre de voiture. Puis, même enterré, il continue de rythmer la perception du monde de Simon : il est loin ou près du corps, il le ressent, il le force à reconsidérer son espace de vie et sa vie en entier. Le corps à lui-même représente donc un changement cruel qui a détruit une vie, en a fait basculer deux (la sienne et celle qu’il a avec Diane, partie à Londres le laissant sans nouvelles pendant quelques jours). Simon a maintenant deux passés rythmés par ce avant / après cruel, tandis qu’il semble vivre dans un autre temps, n’ayant plus ni passé, ni futur. Juste la perspective du présent, celle de ne pas se faire prendre, celle de couvrir sa femme.

Ce corps paraît finalement presque irréel quand il est enterré. Il est là, on le sait, mais comme on ne le voit plus il semble plus métaphorique. Comme si la balustrade, le corps dans le salon, n’étaient que les métaphores de ce couple qui s’est séparé, de ces deux vies qui ont chaviré. C’est en un sens le cadavre de leur relation et de leur amour qui s’effrite, et dont Simon commence à faire le deuil quelques jours après : « deux deuils d’espèces différentes, à des stades également différents. Le deuil de Diane, et celui de mon amour pour elle. » On apprend peu à peu leur histoire, tout au long du livre : leur vie à deux, leurs pertes (un enfant qui n’est pas né), leurs rêves partagés ou non… Et cet homme qu’on suit est face à un gouffre, celui de l’homme qu’il enterre mais qu’il met du temps à enterrer ; ou face à un écran noir, comme celui de la télévision qu’il regarde ? Que peut-il faire de sa vie maintenant qu’il en comprend son non-sens, et maintenant qu’elle a perdu le seul sens qu’on pouvait y trouver ?

Ainsi, le basculement de ce mort d’en haut de la mezzanine au sol du salon, de vivant à mort, s’opère aussi comme une métaphore de cette vie. La force du récit de Christian Oster est de rendre l’intrigue et ses faits passifs et de laisser place à une réflexion introspective d’un personnage qui voit son monde s’écrouler. « J’ai voulu aller au plus loin du « désemparement » et j’ai pris ce personnage pour l’incarner. » (3)
Comme Simon, on ne comprend pas vraiment la situation qui a placé ce corps là, mais le fait de ne pas comprendre « est un moyen d’arriver à la conscience » dit le narrateur. Ainsi, ce corps tangible et réel qui se transforme soudain en métaphore, l’absurdité de sa réalité qu’on ne comprend pas et enfin, nous le verrons, la distance qu’adopte Simon face à tout cela créent ce sentiment étrange, ce caractère atypique au livre qui rend la narration impassible, détachée de l’émotion.
 

Le basculement vers l’étrangeté du monde

Christian Oster raconte ainsi la vie d’un homme qui atteint soudainement l’étrangeté du monde. Sa vie qui chavire se voit en effet passer dans un absurde presque irréel, avec cet homme mort dans son salon et cette épouse qui s’en va. Il y a plusieurs mondes qui se créent alors : une réalité à la temporalité bien définie (celle d’actions compréhensibles) et l’irréalité absurde et imaginaire, qui n’a qu’une temporalité présente, dans laquelle le narrateur se fond et que l’on ressent par le traitement clinique qu’il en fait.

Effectivement, cette situation cocasse, étrange, prend toute son absurdité par la manière dont le héros la traite. Le roman est introspectif car ce n’est, en soi, qu’un long monologue intérieur, mais Simon apporte un regard presque étranger sur ce qui lui arrive et rappelle presque le Meursault de Camus. Ses phrases longues et pourtant claires, littéraires, témoignent de son tourment intérieur. Son discours est analytique, détaché, mais on sent derrière la fébrilité du personnage, des émotions. Le roman est ainsi caractérisé par ce regard étranger sur le réel ce qui crée l’absurdité, une autre réalité. On lit cette histoire de manière aussi détachée que le narrateur, comme « une sorte de rêve éveillé où nos repères se brouillent. Le normal paraît étrange et l’anormal acceptable. » (4)

Et Simon rencontre Henri, un policier à la retraite avec lequel il va lier une amitié, tout en ayant peur du tournant de celle-ci. La paranoïa s’installe, le jeu commence. On assiste à un duel entre les deux, ne sachant plus vraiment si la peur de Simon rend ce policier aussi fin et rusé qu’il n’en a l’air ou si c’est l’imagination de Simon qui donne à ce policier une allure de traqueur. Simon ne veut-il pas aussi, en un sens, être arrêté ? Cette autre dimension, presque imaginaire, prend une nouvelle place et fait de nouveau passer le narrateur autre part. Cet « autre part » est un endroit de peur, de traque et de non-dits. C’est ce bras de fer qui est intéressant, cette relation nouée « qui réinvestit la vieille attirance du coupable pour l'inspecteur qui le traque » (5) sans qu’on sache très bien si Henri le traque vraiment. L’étrangeté du monde n’est donc pas que celle de l’absurdité d’une situation dans une vie dite normale, ni seulement celle d’un regard détaché sur sa vie, c’est aussi celle d’un homme qui voit le but de sa vie tomber vers une réalité que nous ignorons : vivre d’un seul fait, vouloir l’éviter mais en même temps toujours retourner vers lui et s’y confronter. Finalement, ne vivre que par un seul but sans savoir lequel c’est réellement.

Christian Oster décrit ainsi la situation de Simon comme « une situation qui le coupe radicalement de la vie ». (6) Cette étrangeté à sa vie dont nous parlions, qu’il analyse d’un poste étranger, passivement, qu’il subit presque mais dont il prend en fait des décisions de manière fluide et invisible (couvrir sa femme, vendre sa maison, se détacher de ces évènements, refonder une vie en somme) ne montre pas seulement ce traumatisme, cet évènement qui bouleverse sa vie. Christian Oster coupe un homme ordinaire de sa vie pour montrer l’absurdité de celle-ci et plus largement une étrangeté du monde et des relations humaines. En effet, Simon vit à part, perd un peu sa sociabilité ou s’interroge sur ses relations avec les autres. Dans son bras de fer avec Henri, il détaille nos relations aux autres, nos dialogues, nos façons de parler, de ne pas parler ou d’aller vers les autres. Comment vit-on avec les autres, que leur donne-t-on à voir de nous et pourquoi ? « On croit que les gens en notre absence échappent à notre contrôle et que c’est l’inverse quand nous sommes là alors que c’est quand nous sommes là qu’ils font absolument ce qu’ils veulent. » C’est une des scènes finales de fête qu’exploseront ces questions. Ces non-dits dans nos ménages et nos sociétés, cette absurdité de nos vies à se placer dans ces cases, à s’entourer d’une « vie qui ne ressemble plus à grand-chose » commente Simon. On subit ou vit des choses de manière détachée, de la même manière que Simon, comme on vit dans un confort étrange sans comprendre qu’on n’est jamais à l’abri, en fait.
Mais peut-être, c’est ça qu’il faut risquer – c’est sur cette question que semble se terminer le roman : c’est une fin évasive, mélancolique, on ne sait pas tout, mais le risque de vivre de Simon est pris. Ainsi, il se rapproche de Raphaëlle, la belle-sœur d’Henri, qu’il a rencontrée et en qui il a placé ses derniers espoirs, ses dernières émotions pures.
 

Conclusion, ou le cœur du problème

Le Cœur du problème se construit donc sur différents basculements. La vision de forme qu’on a du livre change (ce n’est pas un roman noir mais une œuvre à la forme moins définie). Il se construit ensuite sur le récit personnel d’une vie qui s’écroule. Christian Oster rend ainsi le cadavre, moins tangible, plus métaphorique : il en fait un symbole. Enfin, c’est la chute introspective qui s’opère là. « Il y a toujours un déplacement mental dans toutes les histoires sinon il n’y a pas d’histoire. (…) C’est les interrogations et le basculement de la vie du narrateur qui est le centre du livre. » dit Christian Oster. (7) Ce basculement intérieur, qui mène le héros à se reconsidérer et ce d’une manière détachée, permet ainsi à Christian Oster de dépeindre nos relations humaines et sociétales. Il en déconstruit les mécanismes et, avec la relation que construit le narrateur avec Henri, il les porte au bout, et vient, en un sens, à la tragédie.
En fait, c’est dans cette relation nouée avec son plus grand danger, que Simon se détache de sa vie pour comprendre ce qui ne va pas, ce dont il a besoin. Car le cœur du problème n’est pas vraiment ce meurtre. C’est sa relation et sa rupture qui ont finalement amené ce cadavre ici. Qu’en faire alors ? Puis le problème va plus loin : comment aborder une situation si absurde quand on est comme Simon, en soi assez banal ? C’est avec un détachement émotionnel saisissant qui cache pourtant bien des sentiments qu’on arrive à répondre à cette question.
Christian Oster écrit donc un drame moderne et réfléchi. Il dépeint une mélancolie un peu tragique, celle de Simon mais à laquelle on peut s’identifier, observe d’un regard aiguisé ces mécanismes qui fondent nos relations puis l’inconnu qui fonde peut-être nos vies. Par ce long monologue intérieur, le narrateur se détache de lui-même pour finalement, y revenir, et c’est là qu’on touche, avec justesse, à un roman introspectif unique en son genre.
 
1, 2, 3, 4, 6 - Entretien avec Christian Oster, par Kathleen Evin, émission « L’Humeur Vagabonde » sur France Inter, mercredi 9 septembre 2015.0
5 - « Rentrée littéraire : le faux polar de Christian Oster », Marion Cocqet, Le Point, 18 août 2015.
7 - Interview réalisée par la librairie Mollat, publiée le 9 octobre 2015 sur YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=6jqt4ZC4XlM

Aux éditions de l'Olivier
187 pages
17€

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