Interview d'une éditrice de L'école de loisirs : Chloé Mary

Chloé Mary, éditrice pour les romans chez L'école des loisirs, a accepté de répondre à mes questions. Elle revient sur L'école des loisirs, sa politique éditoriale, ses envies et ses projets.
Pouvez-vous me parlez de vous ? Quelles sont vos missions au sein de l'école des loisirs ? Depuis combien de temps y travaillez-vous ?

Je travaille en tant qu’éditrice des romans français depuis près de dix-sept ans aux côtés de la directrice littéraire des collections de romans Mouche, Neuf et Médium, Geneviève Brisac, dans ce que nous pourrions appeler un cabinet de créations, ou tout simplement un espace littéraire, qui s’étend de la lecture-sélection à la version définitive du roman. La recherche s’initie avec la lecture de tous les manuscrits adressés à l’école des loisirs (entre autres au comité de lecture). Ce premier temps nous importe vraiment puisqu’il permet chaque année de découvrir de nouveaux auteurs, et définitivement, rien n’égale ce moment d’ouverture d’une enveloppe et de lecture des premières lignes d’un manuscrit inconnu. Vient ensuite le travail sur le texte, après sa sélection, qui est alors un accompagnement proche d’une interprétation musicale : c’est une attention minutieuse portée à la voix littéraire de l’auteur dont nous cherchons à préciser au plus juste les modulations, mais aussi un regard analytique sur les motifs et les figures du roman, c’est-à-dire sa composition d’ensemble, ses possibles autres développements, etc. Et ce travail d’accompagnement éditorial prend la forme de plusieurs versions, de variations, dans des échanges avec les auteurs. C’est à la fois très concret et d’une certaine manière insaisissable, puisque fait d’une grande subjectivité ; c’est glisser vers l’imaginaire d’un auteur, au point de s’installer dans son texte-même, sans imposer un dérangement complet des lieux et en prenant garde aussi à respecter ce qui pourrait passer pour une démesure, une lacune, une faiblesse et qui est en fait la trace même de la voix.

Parlez-nous de votre politique éditoriale : comment choisissez-vous les textes que vous publiez à L’école des loisirs ?

Lorsque Geneviève Brisac a développé les collections de romans à l’école des loisirs, une des idées fondatrices était de permettre aux enfants et aux adolescents de lire de vrais romans de littérature, s’aventurant hors de carcans liés aux impératifs normatifs et aux thématiques restrictives, peu ouverts à l’imaginaire et au langage. Il s’agissait alors en quelque sorte de créer une communauté d’auteurs qui pourrait se réchauffer à ce feu nouveau. C’est une grande chance de pouvoir être au plus près de cela, qu’une maison d’édition cultive cette politique-là, la littérature comme un bouleversement. Chaque année, trois à quatre nouveaux auteurs voient leurs textes publiés, après les avoir glissés dans une enveloppe sans recommandation, sans curriculum vitae joint attestant de leur droit à l’écriture. Ce n’est pas ici un simple discours. Par ailleurs, la politique éditoriale de la maison permet aussi, avant qu’un texte ne soit engagé en corrections, qu’un temps de réflexion et d’échange, d’invention, de maturation bien souvent longue, soit préservé au sein de l’espace de la direction littéraire. Le choix éditorial peut ainsi se renouveler sans cesse, hors des cadres, autour précisément de cette idée du désordre et du désir, de l’impatience et de la hâte, toujours nourri par les romans des auteurs publiés depuis de nombreuses années eux-mêmes rejoints par les nouveaux auteurs, Luc Blanvillain, Nastasia Rugani, Mathieu Pierloot, Alice Butaud, Marika Mathieu, Stéphanie Leclerc, Sigrid Baffert, Anaïs Sautier, Claire Lebourg, Hervé Walbecq, Anne-Gaëlle Balpe, Caroline Solé, et de nombreux autres. Ces auteurs ont tous des univers et des styles très différents, la chose qui les relie est certainement l’exigence sur tous les tons et le souci de détranquiliser.



Vous arrivez à développer un catalogue qui suit et emmène les auteurs de façon permanente et jusqu'au meilleur. Pourquoi ce choix ?

Nous sommes dans les suites de votre question précédente : le catalogue témoigne en effet de la volonté de suivre les auteurs, cela s’impose de fait par l’envie de continuer à les publier et de travailler avec eux, un attachement d’esprit et de sens, une même recherche. Il faudrait leur laisser la possibilité d’en parler, et ce n’est pas à nous de tenir un discours à leur place. L’un d’eux m’a raconté récemment que quelqu’un lui avait fait la remarque que les auteurs étaient « des rois » à l’école des loisirs. Des rois, s’ils le souhaitent avec divertissement ou sans, mais en tout cas des auteurs dont la parole est écoutée.

Quelle est la part de littérature française que vous publiez ? Selon vous, quelle littérature doit prévaloir sur l’autre : étrangère ou française ?

Nos choix éditoriaux nous amènent à suivre les auteurs français dans leur écriture et donc à publier plus de romans français que de romans étrangers – nous en publions néanmoins chaque année dans les trois collections, que se soient entre autres Anne Fine, Jenny Valentine, Inès Garland, Norma Huidobro ou Aharon Appelfeld. Là, il y a la question d’être présents pour les auteurs de langue française, de leur accorder une place, de les publier sans les faire patienter des années, une forme d’engagement maintenue.

Quels sont vos derniers grands coups de cœur au sein de la maison ?

Il suffit de regarder la diversité des romans du printemps de cette année 2015 pour avoir envie de citer chaque nom. Cette fille qui avait deux ombres de Sigrid Baffert, cette Elisa Salinger prête à tout pour reconstituer le puzzle mythologique de la famille Salinger en ce roman vagabond d’amours et d’exil. La comédie zozophile d’Alice Butaud et Marika Mathieu et ses peintures de la condition animale, anhumaine, guidées par des autruchons (ces nouveaux auteurs vont se tourner prochainement vers le monde aquatique). La drôlerie pointue de Bérénice, cette fille pas jolie, pas moche, du roman de Stéphanie Leclerc qui écrit des trucs qui naissent dans sa tête d’œuf sous sa frange trop courte. Le chemin poétique et politique de Claire Lebourg autour de l’installation d’un étranger dans la maison d’un célibataire endurci. La Hadley de Malika Ferdjoukh et son « embrasse-moi, crocodile » en ce Broadway Limited roman-monde de la part secrète sur des airs de jazz, au cœur de la chasse aux sorcières et de la découverte de l’Amérique. Les créatures insolentes de Thomas Lavachery et de Jean-François Chabas, gnomes et lutin du cabinet noir, ou encore ce chien qui avait volé l’ombre d’un enfant d’Hervé Walbecq… Il faudrait aussi parler des prochains mois qui seront sous le signe de l’amour et de la politique, de la chaleur des autres, avec des romans de résistance retrouvée et une aspiration au combat collectif. On fera grève, on tentera de faire l’amour entre deux portes familiales, on deviendra le camarade obstiné de l’autre même par simple pensée peu avant la Commune, à l’intérieur d’une prison ou dans une réserve d’Indiens, on rendra au monde sa part sauvage après la disparition de toute forme animale sur terre, ou avec toujours plus de souffle on courra aussi loin que possible, loin de la cité, en fraternité. On se donnera un compagnon, au plus près de l’étrangeté invraisemblable de ce qui peut lier deux personnes, au plus près de la fiction.

Commentaires

  1. Quand je lis ça, j'ai honte d'avoir lu si peu de romans de cette maison d'édition. Les albums c'est bon par contre. (je vais offrir un Claude Ponti à ma documentaliste : comme quoi, ça plaît à tous âges :D )
    Merci pour cette interview très intéressante (et donc merci à Chloé Mary).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est vrai c'est un peu dommage ;)
      Merci à toi !

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

J'aime les commentaires : ça me donne de l'audace !
N'hésite pas à poster ton avis, une idée, une blague, une remarque. Tout ce que tu veux, tant que c'est bienveillant !

Les articles les plus lus ce mois-ci