Dis-moi si tu souris, Eric Lindstrom

Tendre et caustique premier roman qui place Eric Lindstrom sur une talentueuse ligne ascendante !
Dis-moi si tu souris est paru en décembre dernier dans les pays anglo-saxons sous le titre Not if I see you first. Ce titre intraduisible (parce qu’il donnerait en français un « pas si je te vois d’abord » loin d’être vendeur) cache pourtant toutes les subtilités du roman : la cécité, le rapport à l’autre donné par le tutoiement, et la mélancolie. Et c’est ce qui a été heureusement retranscrit dans le titre français Dis-moi si tu souris qui ajoute aussi une touche de joie que le premier titre n’avait pas. En effet, Dis-moi si tu souris est un roman avant tout drôle, avec une héroïne piquante et au ton cinglant, mais aussi d’une très juste sensibilité. Son « regard » inédit sur le monde nous renvoie à une composante essentielle de nos relations aux autres : la confiance.

Parker est une jeune fille aveugle à qui la vie ne sourit pas : sa mère est morte quand elle était jeune et son père vient tout juste de décéder. Comme à l’étroit dans un de ses vêtements préférés, Parker ne se fait plus à sa vie chez elle : son oncle, sa tante, son cousin et sa cousine y ont emménagé et ont envahi son espace personnel. Au lycée, elle retrouve ses meilleures amies et s’en fait une nouvelle, Molly, sa binôme chargée de l’aider du fait de son handicap... Mais bientôt, Parker va se rendre compte qu’elle connaît très bien le nouvel élève qui est arrivé en début d’année dans sa classe, et elle va en être déroutée. Il s’agit de Scott, son ex-petit ami et ancien meilleur ami, qui a transgressé la plus importante des Règles que Parker a établies. Mais maintenant qu’il est de retour dans sa vie, Parker doute de la dernière règle qu'elle a ajouté après sa trahison : « Il n’y a AUCUNE seconde chance. La trahison est impardonnable. »

En lisant uniquement la quatrième de couverture du roman, on saisit le ton direct et acide de Parker. La narration le confirme. Comment résister à la verve directe mais soignée de cette héroïne qui, sans détour, s’attache à dire son monde ? Avec cette plume inédite et rythmée, le roman gagne son lectorat en quelques pages.

Ce qui le fait néanmoins rester, sans aucun doute, c’est Parker. Au-delà d’une plume dégagée de tout lyrisme et de superficialités, c’est ce personnage qui séduit. Rien de bien original, au fond, qu’une héroïne en deuil qui continue d’avancer et se retrouve face à ce vieil ami/petit-ami qui l’a trahie. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est sa façon de traverser tout ça, et sa façon de le vivre. Avec la carapace qu’elle se confectionne pour éviter de se casser contre les autres, Parker surpasse son deuil et reprend sa vie comme elle l’a toujours fait : avec hargne et volonté. Mais cette carapace s’effrite et Parker flanche. Derrière ce côté piquant et dur unique, Parker cache une fragilité toute particulière. On pourrait la croire en agaçante, cette carapace fendillée, à force d'être vue et revue en littérature, mais ce n’est pas le cas, au contraire. Car ce n'est pas elle-même qu’elle va remettre en cause, ici, c’est son rapport aux autres. En effet, avec un tel handicap qu'est la cécité, il faut une sacrée confiance en l'autre pour pouvoir être serein. Et quand on a trahi sa confiance, Parker ne la redonne pas. Dis-moi si tu souris dit le chemin qu'on doit faire vers l'autre pour réussir à vivre. L'auteur traite de notre confiance en l'autre qui est souvent la chose la plus fragile mais aussi la plus précieuse qu'on puisse accorder.

Parker est donc un personnage pas stéréotypé et très bien construit. Les autres personnages réunissent aussi ces qualités de construction avec une maîtrise qu'on ne trouve pas toujours pour des personnages secondaires. Ce roman tout en finesses décrypte avec un peu de piquant, une certaine tendresse et un très grand sérieux les relations que tissent les adolescents entre eux.

Plus encore, Parker fait un chemin difficile qui est celui de cette ouverture à l’autre, du lâcher-prise, de la résilience. Pour Eva Grynszpan, éditrice chez Nathan Jeunesse, cette notion est essentielle et on la retrouve à mon sens parfaitement dans Dis-moi si tu souris. Eva Grynszpan souligne qu'il est notamment essentiel de ne pas « désespérer la jeunesse et pourtant il y aurait matière. On est là pour leur offrir – ça veut pas dire finir sur une happy end – cette idée de résilience c'est-à-dire la capacité à surmonter les traumatismes. On peut faire des choses extrêmement noires, extrêmement dures mais on n’est pas là pour s’éteindre et se dire que tout est foutu. Il y a quand même cette dimension là, qui est importante, de se dire "oui il y aura des difficultés de la vie, mais il y a un chemin, il peut y avoir une sortie au bout du tunnel" ».

Dis-moi si tu souris est donc un roman essentiel qui propose le « regard » très juste, sans embellir la réalité, et plein de sensibilité d’une jeune fille qui doit surmonter ses traumatismes. Et elle touche ici pleinement à cette notion que défend l’éditrice qui est la résilience. L'histoire peut être très sombre et l'héroïne affronte des traumatismes, mais il y a, à la fin, cette note d’espoir. C’est aussi un roman étonnant où l’expérience de lecture va au-delà de l’émotion : on se retrouve aveugle, l'auteur jouant de la première personne du singulier pour nous interroger au passage sur notre regard sur les autres. Et si les personnages qu'on s'imaginait n'avaient pas la forme du standard de beauté qu'on leur avait attribuée ? Au-delà de ce petit jeu littéraire anecdotique, c'est avec une profondeur certaine qu'Eric Lindstrom tisse des nœuds essentiels qui rappellent sans aucun doute ceux des relations les plus intimes et les plus fragiles qu'on aura pu nouer un jour. Tendre et caustique roman d'apprentissage, ce premier texte place sans aucun doute Eric Lindstrom sur une talentueuse ligne ascendante. Et, comme le dirait Florence Budon, également éditrice chez Nathan, ce roman est parfait dans le rôle qu’essaient d’attribuer la maison d'édition à sa littérature jeunesse : celui d'un livre compagnon. Dis-moi si tu souris est ce genre de livre que vous gardez avec vous pour grandir et se découvrir.

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« Je suis Parker, j’ai 16 ans et je suis aveugle. »
« Bon j'y vois rien, mais remettez-vous : je suis pareille que vous, juste plus intelligente. D'ailleurs j'ai établi Les Règles :
- Ne me touchez pas sans me prévenir ;
- Ne me traitez pas comme si j'étais idiote ;
- Ne me parlez pas super fort (je ne suis pas sourde) ;
- Et ne cherchez JAMAIS à me duper.
Depuis la trahison de Scott, mon meilleur pote et petit ami, j'en ai même rajouté une dernière. Alors, quand il débarque à nouveau dans ma vie, tout est chamboulé. Parce que la dernière règle est claire : Il n’y a AUCUNE seconde chance. La trahison est impardonnable. »

Éditions Nathan Jeunesse
396 pages
16€95

Commentaires

  1. Ça c'est de la chronique ! Tu as tout dis, j'ai également beaucoup aimé ce roman, comme tu le sais, et tes réflexions sont très pertinentes ! :)

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    1. Merci beaucoup Lucille, ça me fait super plaisir !

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  2. Et bah, tu me donnes très envie de le lire celui-là. Je le note :)

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    1. Très heureux de t'avoir donné envie, merci ! :)

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  3. Tes chroniques sont toujours aussi agréable à lire et on a toujours l'heure juste sur le roman. Cet avis ne fait pas exception :-)

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    1. Merci merci merci beaucoup ! Je te le conseille, en tout cas !

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  4. J'adore tes chroniques. Tu en dis suffisamment afin de savoir si on va aimer ou non le livre. Il est dans ma PAL mais je le redoutais. Là, grâce à ta chronique, je n'ai aucune inquiétude.

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    1. Merci, ça me touche beaucoup !
      J'espère que tu aimeras :)

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