Le coup de coeur de 2014 : Tant que nous sommes vivants de Anne-Laure Bondoux

En 2014, coup de cœur incroyablement puissant et renversant pour Tant que nous sommes vivants, le nouveau livre de la talentueuse Anne-Laure Bondoux. Une histoire d'amour, de vie et de voyage, une histoire d'être et de renaître, de déchéance et de levers, de chez soi et d'ailleurs. Une histoire humaine, d'une sensibilité sans nom, d'une plume incomparable. Un chef d'oeuvre, tout simplement.
Voici la chronique, écrite l'an dernier.

Nous avons connu des années sans Anne-Laure Bondoux, sans un autre roman, une autre histoire à rêver dans le souffle coupant d’une nuit d’hiver. Des années où les mots se battaient, se tuaient, s’égrenaient, s’aimaient, s’effarouchaient, s’enlisaient ou s’envolaient. Nous avons connu des années de rêves et de déceptions, de coups au cœur ou au cerveau, sans que ne lisent dans ces nuages trop tourmentés quelques mots bondousiens. Puis il y eut Tant que nous sommes vivants. Il y a Tant que nous sommes vivants. En quelques mots, en un prologue de maître, avec une écriture somptueuse, Anne-Laure Bondoux convainc, elle s’affirme dans un roman d’espoir, aussi tendre qu’un Amour, et humain que notre monde. Alors qu’elle s’était faite discrète, depuis déjà 5 ans, ou 3 ans, elle revient, avec la fenêtre de la littérature jeunesse qui s’ouvre à la volée, parce que quand l’espoir renaît, quand l’amour renaît, on ouvre les fenêtres en grands. C’en est une bien singulière, et incroyablement sensible, qu’elle nous défait avec cette œuvre. Echappée sur l’écriture, sur l’humain, et sur nous-mêmes.

         L'émoi paisible de raconter

                Les mots prennent dès le début. On sent l’émoi de l’écrivain qui recommence à raconter, la turbulence de ses mots qui se pressent sur la page mais qui, maîtrisés avec talent, deviennent le grouillement incessant de la création qui naît, et s’agite. Ca turbule, quand les protagonistes s’évadent de quelque chose de trop grand pour eux, qui ne leur est pas conforme. N’est-ce pas pour rien que leurs noms assemblés forment le bohème ? L’art du non-conforme, la danse des artistes. Tant que nous sommes vivants, avant tout, c’est l’émoi de raconter, en plus de l’émoi de l’art. C’est revenir aux codes ancestraux, c’est revenir à l’oral qui ici, sur papier, semble pourtant bien présent. Ce « nous » qui s’élève ça anime nos âmes (Hama), et on a soudain l’impression que l’Humanité se contemple elle dans toute son activité, comme dans tout son calme le plus complet. Tant que nous sommes vivants, c’est la force des mots, l’envie de raconter. C’est le « nous » qui semble construire à la fois une légende, conter une histoire de fées, éluder un mythe ou raconter simplement l’humanité en convulsion dans une vie mouvementée. Ce roman, tout en douceurs et en animations, c’est le travail du forgeron qui apprivoise les mots, qui après des années de recherches sur la matière première, s’en saisit enfin pour la manier, et en sortir une œuvre d’art. « L’art est sauvage », mais avec  adresse, Anne-Laure Bondoux le dompte, avec souplesse elle l’invente. Le feu, sans cesse ramené à la création, sans cesse rappelée au cours du roman, prend dès le départ une  signification forte. Et finalement, elle le dit dès le début le feu est ce qui nous anime. «  Mais cela suffit à nous rappeler une chose essentielle : le feu qui brûlait dans le ventre de nos fourneaux brûlait encore dans nos veines. Contrairement à ce que nous croyions, nous n’étions pas morts. »

                Cette citation décrit toute l’agilité du prologue et des premiers chapitres : elle manie les mots avec force et écrit un monde dépeint dans la déperdition d’une communauté accablée. Mais dans l’Usine, ce n’est pas une description controversée. Comme le montre cette citation, Anne-Laure Bondoux ouvre grand les fenêtres de l’espoir. C’est sa dextérité qui nous destine son regard si paisible, si aimant sur l’Humain. L’Usine est décrite sensiblement, et son monde éteint. Mais l’est-il vraiment ? On le comprend rapidement, elle jongle avec les mots et le vacarme de l’usine gronde entre les lignes du plus paisiblement possible. On ne doit pas voir l’usine comme un mort de l’humanité, mais une naissance : une future libération. Tant que nous sommes vivants c’est l’amour insensé pour une Humanité perdue dans ses bas et ébats. Et finalement, c’est tout simplement l’émoi pour l’amour insensé entre deux travailleurs qui se croisent, se croient, se décroisent et ne s’écrasent en aucun cas. C’est la danse virtuose, artistique, de deux cœurs qui se mettent à battre à l’unisson. Ça en sera d’autres, tout au long du livre, et Anne-Laure Bondoux revient à l’Homme, à son monde, à l’art et à l’amour, peut-être créateur de tout ce qui nous entoure. « Certains eurent l'audace de tomber amoureux. Les plus fous d'entre eux s'aimèrent. Bo et Hama furent de ceux-là. » Elle se donne la tâche poétique de raconter l’histoire du plus beau couple de la littérature jeunesse, auquel on s’attache avec beaucoup trop de sentiments toujours mis à l’épreuve.  Parce qu’on va trembler, s’essouffler, pleurer et crier. On va se déchirer, renaître, aimer et comprendre. Et toujours on les aimera. Dans la quiétude de l’amour, Anne-Laure Bondoux raconte ses vicissitudes, ses hauts et ses bas, ses échecs et sa tristesse, ses souplesses et ses amours, ses forces et ses douleurs, ses ingéniosités et ses hauts le coeur, ses incroyables vertiges et ses découvertes de l’autre. 

                «Ce jour là, au bord du fleuve, Bo et Hama se firent une promesse folle : tant qu’ils seraient vivants, ils ne se quitteraient plus. » 

                Alors, c’est le bonheur de raconter, la prestesse d’une écrivaine qui retrouve ses mots, et s’accomplit en maître hors-pair. « En ces temps troublés, nous n’étions plus habitués au bonheur. A peine capable d’en rêver. » Et ainsi, c’est aussi la virtuose amoureuse, et amoureuse de l’Homme à en ouvrir en grand les fenêtres et portes de l’espoir.

« Ils virent quarante fois le soleil se coucher. Et les quarante levers de soleil furent autant de raisons d’espérer. »

         Le voyage, de l’ordre au chaos

                Si Anne-Laure Bondoux place l’amour au centre de son histoire, si ce couple danse et se trouve, au milieu d’une humanité dans laquelle, malgré sa déchéance, elle essaie toujours d’en trouver les envols, en en rappelant l’âge d’or avec tout son talent, c’est aussi et surtout un roman sur la route, sur les chemins battus du monde, de la vie et de l’autre. Anne-Laure Bondoux parle du voyage, ou quand le chaos arrive, il faut partir en quête : alors que l’Usine se détruit, alors que l’Amour s’égrène, alors que la vie se guerroie, il faut s’en aller pour trouver autre chose. La vie est faite de voyages perpétuels, qu’Anne-Laure Bondoux retranscrit savamment.

                Ainsi, elle pousse la quiétude à devenir inquiète, et à s’enfuir d’elle-même. Le voyage c’est le complément du connu et de l’inconnu, de l’ordre du chaos. On accomplit toujours le retour d’un voyage déjà fait dans l’autre sens, comme le retour de deux personnages dans les derniers chapitres sur un voyage qu’ils entreprennent pourtant pour la première fois. Voyager c’est découvrir le monde mais aussi, par ce paradoxe évoqué, partir en quête de l’autre, de ses origines, et de lui. Les personnages d’Anne-Laure Bondoux partent sans cesse, dans une danse envoûtante, mais toujours pour nous faire voyage de manière plus métaphorique. En effet,  Anne-Laure Bondoux nous pousse finalement au voyage, dans ses mots, mais surtout vers nous-mêmes. 

« Vers quoi allions-nous  Je n’en avais qu’une idée vague. Vers nous-mêmes, probablement, comme tous les voyageurs. »

                Le voyage vers soi, ou l’apprentissage de la vie cristallisé

                En somme, avec tout cela, Anne-Laure Bondoux s’intéresse à la vie en générale. Avec Tant que nous sommes vivants, elle dresse le portait touchant et ébranlant, dans sa fragilité, de l’humain, sa danse avec son allure de troubadour et d’être déchiré, rafistolé par l’amour. Si elle parle du voyage, elle parle en fait du voyage intérieur, comme extérieur, parce que l’un révèle l’autre, que nous menons tout au long de notre vie. Infini, agile et indispensable.

                « Ils trébuchèrent. Ils tombèrent. Ils se remirent debout.
- Rester vivants, se répéta Bo, cent fois, milles fois.
A aucun moment ils ne regrettèrent d’être là où ils étaient. Mais ils se demandèrent souvent où ils allaient. »

Ainsi, Bo, Hama, et tous les autres, sont les cobayes doux et amoureux d’une humanité qu’elle expérimente, dans sa grâce et sa splendeur, et laisse à voir dans toute sa fragilité. C’est le récit tremblant mais affirmé d’une écrivain qui ose montrer, ose écrire, ose penser comme on pense la vie. C’est le conte incroyable de l’humanité qui s’observe, et comprend l’apprentissage long et difficile d’une vie. « Nous n’appartenons à personne qu’à nous-mêmes. » dit finalement l’auteure, avec lucidité, mais pourtant, et là en fait tout le livre, «  c’est devenir soi-même qui est le plus difficile. » Elle met ainsi au grand jour toute la difficulté de la vie qui est d’apprendre sans cesse, chuter toujours, mais toujours avancer, se relever. « Nous aussi on va tomber. On aura des bosses et des bleus. Mais on trouvera le bon équilibre. »

En fait, elle allie les contraires dans tous ces chapitres pour mettre en évidence l’équilibre que la vie doit nous amener à trouver. Se voir dans le silence ou les cris, dans la lumière ou dans l’ombre, dans ce qui nous compose et nous révèle de contraires mais sans quoi on est rien si on ne garde qu’une seule moitié. En fait, peut-être veut-elle construire la bonne manière de vivre. Peut-être, trop heurtée à la vie, livre-t-elle la vision torturée mais affreusement touchante de ces personnages qui se heurtent à leur tour à la vie, et les uns aux autres. Il faut surpasser nos limites qu’Anne-Laure Bondoux sait écrire avec justesse : notre langage qu’il faut sans cesse apprendre, l’inconnu qu’il faut accepter pour retrouver le connu, nos parts d’ombre (« - Si ton père a eu peur des ombres qui surgissaient de toi, c’est sans doute qu’il refusait de voir les siennes. Or, tu les sais, les ombres reviennent toujours. »)  et quand on est perdu, ne pas craindre de revenir en arrière : « Il n’y a pas de fruit sans noyau. Nous avons besoin de savoir d’où nous venons, n’est-ce pas ? » alors « quand [on] ne [sait] pas où aller, [on] retourne d’où [on vient]. » En fait, elle élucide une grande question qu’elle pose tout au long du livre : « Tu crois qu’il faut toujours perdre une part de soi pour que la vie continue ? » Par là, elle pose la question du vide : « Ce vide, nous le portions à l’intérieur de nous, comme un vertige permanent. » Et ce creux, je le crois, c’est la place, l’absence laissée par tout ce que nous perdons mais que nous devons combler en avançant. Avec l’intelligence de son art et l’émotion de ses mots, Anne-Laure Bondoux crée une philosophie tendre et puissante à la fois, mais surtout juste, et universelle. Elle fait danser la vie dans ses contraires et ses forces, ses faiblesses et ses émotions, pour rendre compte de la beauté de celle-ci, et de sa complexité.


« Il arrive toujours un moment où nos guerres, comme nos histoires, s'achèvent. »

Anne-Laure Bondoux revient donc avec un pur chef d’œuvre, un classique. Toujours sur une note d’espoir, elle dépeint la réalité de l’humain à se chercher toujours, dans une danse délicate et sincère d’amours élancés, arrimés à la vie, et d’un apprentissage lent et incertain d’une humanité déchirée. Elle remonte aux sources, jusqu’à des références bibliques, pour le plaisir de raconter, et le plaisir de l’universalité. Avec une voix qui semble parler, et comprendre dans sa destination tout une humanité, elle réussit avec esprit et beaucoup de talent de créer une atmosphère unique. Incroyable hommage à la vie, aux morts, aux mots et à l’humain, Anne-Laure Bondoux marque avec un roman incomparable et sans contestations merveilleux un retour tant attendu en littérature jeunesse. Parce que tant que nous sommes vivants nous n’oublierons jamais de vivre, d’écrire, de créer et d’aimer. Tant que nous sommes vivants, nous n’oublierons pas Anne-Laure Bondoux.


« - Tu peux courir ? demanda-t-il à Hama.
Elle le dévisagea sans comprendre. Courir ? Pourquoi courir ?
- Parce que nous sommes vivants, Hama ! s’écria Bo en sautant du ponton pour la rejoindre sur la berge.
Il se précipita vers elle, ouvrit les bras, la saisit par la taille, la souleva du sol et se mit à tournoyer sur lui-même en riant à gorge déployée.
- Nous sommes vivants et ensemble, Hama ! Il ne faut jamais oublier ça ! »



◄►◄►◄ Présentation du livre ►◄►◄►


Bo et Hama travaillent dans la même usine. Elle est ouvrière de jour, lui, forgeron la nuit. Dès le premier regard, ils tombent follement amoureux. Un matin, une catastrophe survient et ils doivent fuir la ville dévastée. Commence alors pour eux un fabuleux périple à travers les territoires inconnus... Mais quand l'ombre a pris la place de la lumière, l'amour suffit-il à nous garder vivants?


Par Anne-Laure Bondoux
Aux éditions Gallimard
15€
304 pages

Commentaires

  1. Ta chronique est cent fois meilleure que la mienne. J'ai adoré ce roman.

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    1. Merci beaucoup ! Mais ne te compare pas trop, on n'écrit pas les mêmes choses, c'est normal !
      Un immense coup de cœur pour moi.

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